La
monétarisation du temps est un thème qui, finalement, reste rare
dans la science-fiction. Nous citerons bien sûr la nouvelle « La
carte » (pré-originale dans La Gerbe, n° 90 daté du 2
avril 1942, recueilli dans Le Passe-muraille, 1943) de Marcel
Aymé et le film « Time out » (2011) réalisé par Andrew
Niccol. Dans la nouvelle « Time is money » (1910) de
Roland Catenoy, le processus ne va pas jusqu'au bout mais l'idée est
bel et bien posé.
TIME
IS MONEY
Comme cet individu
avait craché sur mon tapis en pénétrant dans mon bureau, j'en
avais déduit que c'était un original ou un malappris. Dès ses
premières paroles ma conviction fut faite : c'était surtout un
original.
— Monsieur, me
dit-il en manière de préambule, vous êtes un voleur.
Poliment je
m'inclinai.
— J'ai même
rarement vu, insista sévèrement ce quidam, un banquier aussi
fripouille que vous, et votre Société anonyme pour le
rapatriement des oiseaux migrateurs est une de ces combinaisons
tortueuses où un Esquimau ne risquerait pas vingt sous. C'est
d'ailleurs pour cela que je m'adresse à vous de préférence à tout
autre financier : puisque vous trouvez des capitaux pour ces
spéculations saugrenues, vous en trouverez plus facilement encore
pour la géniale affaire que je vous apporte.
« Je suis
inventeur, vous êtes capitaliste, unissons-nous et notre fortune est
faite. »
Je jugeai prudent de
me séparer de mon visiteur par une solide barricade et je commençai
subrepticement quelques travaux de fortifications à l'aide de
répertoires et de bottins; puis je pris mon air le plus aimable.
Cependant, ayant
jeté dans le feu son chapeau haut-de-forme qui gênait ses
mouvements, l'inventeur m'exposait gravement :
— Écoutez-moi
bien, c'est si bête que vous comprendrez certainement.
Pour la deuxième
fois je m'inclinai.
—Sur quoi repose
le Monde? Sur le Temps.
« Qu'est-ce que la
vie? Un passage infime dans le Temps infini. Être maître du Temps,
c'est n'avoir pas de fin et, par conséquent, c'est égaler Dieu. Il
serait stupide de s'attarder à démontrer que le Temps est le bien
suprême, l'unique richesse. Tous les hommes en désirent ardemment
une parcelle : l'humanité tout entière réclame du Temps. Eh bien,
monsieur, nous allons lui en vendre à terme et au comptant. »
J'accueillis ces
prolégomènes avec un bon sourire. Je n'en avais d'ailleurs pas
écouté un mot, occupé que j'étais à amonceler à portée de ma
main des encriers, presse-papiers, cendriers et autres objets ayant
une valeur balistique éventuelle.
— Mon affaire est
toute simple, comme vous le voyez, continuait l'inventeur; mais c'est
comme l'œuf de Colomb, il fallait y penser. La grosse difficulté,
direz-vous, est de se procurer du Temps. Mais rien n'est plus facile
! Il y a cent moyens de le faire, et à vil prix encore !
« Nous pourrons
ouvrir des comptoirs d'achat au comptant où nous recevrons ces
bougres désœuvrés qui échangeraient volontiers quelques années
de leur vie pour un peu d'or. Nous aurons également des équipes de
« ramasseurs » qui seront chargés de suivre, sur les boulevards et
au Bois, les oisifs qui perdent leur temps.
« En revendant
nos heures vingt-cinq francs l'une, nous pouvons compter sur un
bénéfice net de quatorze millions par jour, même en tenant compte
de la dépréciation de nos articles pendant les mois de vacances.
« En somme, il ne
me reste à étudier que quelques points de détail : le transport du
Temps et sa conservation pendant les chaleurs, par exemple.
— Peut-être,
risquai-je, un puissant appareil frigorifique.
— Taisez-vous,
hurla l'inventeur, vous êtes un ignorant et une brute. Si vous avez
compris un seul mot de ma géniale affaire, prenez dans votre coffre
13 millions, donnez-les-moi et reposez-vous sur moi du soin de vous
en faire gagner dix fois autant avant demain soir,
— Je n'ai pas
douze sous dans mon coffre, fis-je avec fermeté.
Mais un de mes bons
amis cherche précisément une affaire de ce genre pour occuper une
soixantaine de millions ; je vais vous adresser à lui. »
Et je le fis. Mon
homme partit avec un chaleureux mot d'introduction pour rendre visite
à un de mes commanditaires importants qui n'avait, à ce moment (je
venais d'y penser), aucun titre de commandite entre les mains.
J'appris, par les
journaux du soir, que cet homme de bien avait péri assassiné par un
fou dans la même journée et que son corps avait été sectionné en
1380 morceaux.
Cette affaire-là
m'avança beaucoup dans les miennes.
Roland Catenoy, in
Le Rire, n° 392, 6 août 1910.
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