AU
VINGTIEME SIECLE
C'est
un jeu coutumier que de s'attacher à prédire ce que sera l'avenir.
Il a inspiré nombre de fantaisies philosophiques. Que sera
l'humanité dans les temps futurs? Le problème s'impose
volontiers à notre attention.
Jusqu'à
présent, ces rêveries étaient plutôt consolantes. Nous sommes les
témoins de tant de tristes choses qu'il est naturel qu'on imagine
que les vieilles querelles s'apaiseront, qu'on arrivera peu a peu à
un état meilleur.
Or,
voici, au contraire, un pessimiste tableau du vingtième siècle,
proche
de nous, déjà. En ce temps-là, à en croire celui qui le trace, le
monde sera complètement toqué, en proie aux atteintes de
l'hystérie, sous toutes sortes de formes.
Ce
prophète est un savant allemand, M. Max Nordau, qui ne fait que
tirer des conclusions de ses opinions sur l'état présent du monde,
et - ce qui le rend un peu suspect - sur l'état particulier de la
France.
On
sait qu'il a écrit deux gros volumes - les Allemands sont
généralement prolixes - tout exprès pour prouver que « nous
nous trouvons actuellement au plus fort d'une épidémie
intellectuelle, d'une peste noire de dégénérescence ». En
raison d'une idée fixe, il ne voit autour de lui que déments ou,
tout au moins, que malades, et, chez nos écrivains, notamment, il se
plaît, à relever
les symptômes d'une maladie cérébrale qui se répercute en leurs
œuvres. La thèse, toute paradoxale qu'elle soit, serait curieuse, à
tout prendre, si, comme je l'ai dit, M. Max Nordau n'était Allemand,
et ne laissait percer, parfois, des sentiments très allemands contre
la France...
Mais,je
reviens à la « consultation » qu'il donne sur le
vingtième siècle. Il estime que l'hystérie générale n'aura fait
que se développer, que toutes les folies sembleront presque
naturelles, que c'en sera décidément fait de la santé morale des
civilisés, que l'irritabilité nerveuse, qui fait déjà tant de
ravages, aura atteint son paroxysme. Vraiment, d'après lui, on verra
alors d'étranges choses. Vous plaît-il de le suivre dans cette
suggestive peinture de la société future
Donnons-lui la parole, à titre de curiosité, - non sans réserver notre appréciation, et nos conclusions à nous.
Donnons-lui la parole, à titre de curiosité, - non sans réserver notre appréciation, et nos conclusions à nous.
Voici
donc ce que sera Paris
dans cent ans. Tout
ce qui s'observe encore seulement chez les habitants des asiles
d'aliénés passera à l'état d'habitudes.
Le
haschich, le chloral, l'éther, dont tout le monde usera, auront fait
une population de détraqués et d'hallucinés, chez lesquels on
relèvera toutes les aberrations du goût et de l'odorat.
Ainsi
y aura-t-il des boutiques, luxueusement décorées, où on viendra
respirer, dans des vases riches, des odeurs de pourriture et
d'ordures. Il se formera nombre de
nouvelles professions, comme celles d'injecteurs de cocaïne et de
morphine. La pudeur, la réserve, seront considérées comme des
superstitions du passé. Les deux sexes porteront des vêtements
entre lesquels il y aura peu de différence. Les dépravations des
moeurs
seront telles qu'elles ne seront plus punies.
Continuons
à
envisager, d'après M. Max Nordau, ce charmant avenir. La capacité
d'attention et de
recueillement aura tellement diminué, c'est un des symptômes les
plus caractéristiques de la dégénérescence, que les études ne
pourront absorber plus de deux heures par jour. Les représentations
théâtrales ne dureront guère plus d'une demi-heure. L'art, tel que
nous l'entendons encore, en sera d'ailleurs absent ce ne seront que
des spectacles devant déterminer de violentes sensations.
Les
« impulsions » soudaines, celles auxquelles les
hystériques ne peuvent résister,
seront à ce point fréquentes
que personne ne s'étonnera plus de meurtres accomplis
sans cause, sans raison. On se bornera à prendre quelques
précautions, à interdire
les cloches et les sifflets, qui agissent trop directement sur les
nerfs. Les aboiements de chiens produisant le même effet, ces
animaux ne pourront être gardés qu'après avoir été rendus muets.
Chaque
grande ville aura son club des suicidés, voire des clubs pour
assassinat réciproque par étranglement, pendaison ou arme blanche
L'appétit de la mort sera un des faits caractéristiques.
Plus
de religions, mais des communautés de spirites, des évocateurs de
morts, des sorciers, des astrologues, des chiromanciens.
On
imprimera encore des livres, mais non plus à la façon
d'aujourd'hui.
Sur des papiers de différentes
couleurs, noir, rouge, doté, ce seront des mots sans suite, même
des lettres ou des chiffres, ayant une signification symbolique qu'il
s'agira de deviner. Il y aura des sociétés pour les interpréter,
et leur enthousiasme sera si fanatique qu'elles se livreront les
unes aux autres des combats meurtriers.
Rien
de tout ceci, dit M. Nordau, n'est arbitrairement imaginé chaque
détail en est emprunté à l'observation de particularités
actuelles, cessant, de plus en plus, d'être particulière. pour se
généraliser, parce que l'humanité est en proie à une fatigue, à
un surmenage causé par les modifications apportées dans l'existence
par les grandes inventons et découvertes modernes qui la surprirent
l'improviste.
Ce surmenage ne peut être nié; mais, au lieu d'être en une période
d'hystérie incurable,
ne sommes-nous pas plutôt en une période de transition, où ne sont
seulement frappées que les organisations débiles ?
Le
sombre tableau est, dans la note noire, aussi fantaisiste que le
sont, par leur optimisme exagéré, les prédictions auxquelles je
faisais tout à l'heure allusion, comme l'An
2000
de
Bellamy, où le romancier américain suppose que, dans ce délai
rapproché, tous les hommes seront arrivés au parfait bonheur.
Il
ne faut pas voir que les misères
morales et physiques de ce siècle il faut tenir compte aussi d'un
vaste mouvement d'idées qui s'opère. Notre temps est le temps des
contrastes certains attentats sont dignes de la barbarie primitive,
et déterminent d'implacables représailles. Mais ce sont des
« accidents » dans l'histoire de l'évolution humaine.
En
dépit de ces explosions de sauvagerie, dans lesquelles semblent
remonter les vieux instincts mauvais, comment méconnaître que
s'agitent, fût-ce confusément encore, des pensées de
justice, de bonté, de pitié ? On en doit tenir compte, quand
on pense
à
l'avenir, et c'est là qu'il est, en effet. Ce que nous sentons
seulement, l'avenir le réalisera, ou tendra de plus en plus à le
réaliser.
En
ne voyant autour de lui que malades, hallucinés, détraqués,
« candidats à la folie »,
M. Max Nordau est lui-même
victime d'une étrange obsession.
Dieu
merci ! il y a encore des cerveaux sains, il y a encore bien des
esprits raisonnables, et ce sont ceux qui ont foi dans l'amélioration
du sort de la race humaine, à tous les points de vue ce sont ceux,
précisément, qui croient fermement que, après tant de déchirements
et tant de luttes, le dernier mot restera il la bonté et à
l'équité. Peut-être y aura-t-il encore de grandes crises, de
grands soubresauts. Mais les nobles, les fraternelles aspirations qui
se produisent sous nos yeux, ne périront pas, et, après ces
suprêmes
assauts de ce qui représente
le passé, elles se manifesteront plus vivaces.
C'est
être bien mesquin dans des prédictions
relatives au siècle qui suivra celui-ci
que
de ne les baser que sur les atteintes dont
souffrent nos nerfs. Tout n'est pas là, pourtant. Notre cœur
doit bien être interrogé, lui
aussi. Il a des élans, il a des généreux désirs dont héritera,
l'avenir. Ne pas penser à cela, c'est, dans les hypothèse
philosophiques sur les âges futurs, se priver volontairement d'un
des principaux éléments d'appréciation.
En
transformant l'humanité de demain en une vaste maison de fous, M.
Max Nordau a fait un mauvais rêve, et voilà tout. Nous dirons,
nous,
qu'il est non seulement
permis,
mais qu'il est dans le sens de la vérité
d'en faire un meilleur.
Jean
Frollo, « Au vingtième siècle », in Le
Petit
Parisien,
n°
6343,
10
mars 1894.
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