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ISSN 2496-9346

lundi 8 février 2021

Raoul Viterbo, Un éditeur en l'an de grâce 1950 (1924)

En 1924, le journaliste Raoul Viterbo imagine le travail d'un éditeur en 1950. Comme dans beaucoup d'anticipations envisageant l'avenir du livre et de ses métiers, c'est l'industrialisation qui domine. Le livre est un produit de consommation mondialisé, objet de spéculations financières, fabriqué à la chaîne sous la direction d'un éditeur pour qui la littérature est sans doute un vieux souvenirs... Enfin, le format papier a été supplanté par le livre phonographié.

 


Dans les vastes bureaux de la maison Fleuron et Cie, l’une des firmes les plus modernes pour la confection, le commerce, la vente et l'exportation en gros de toute alimentation intellectuelle, bouquins, romans, études, brochures, traités, ouvrages scientifiques, discours politiques frigorifiés, etc...

Le petit salon d'atteinte est peuple de visiteurs qui font antichambre. Des caisses portant des étiquettes avec la mention : New-York Londres — Buenos-Ayres — Rome Madrid, etc.... sont rangées dans les coins, pour l'instant Monsieur le Directeur répond au téléphone tandis qu'un haut-parleur annonce le cours des livres, la hausse ou la baisse du papier, les titres des romans qui font prime sur le marché et quelques renseignements sur les ventes journalières dans le monde entier.

— Allo ! c'est vous monsieur Jaunet. Alors vous dites que le roman de Boiraud monte, allons tant mieux ! Mettez trois panneaux-réclame pour le nouveau lancement du « Chemin rose » ; que le titre passe vingt fois par soir sur le piano lumineux avec le portrait de l'auteur en pyjama et que dix mille affiches soient posées demain matin dans Paris. Compris, n'est-ce nas ? Ah ! j’oubliais de vous dire, il faudra distribuer gratuitement, sous forme de prospectus, les 75 premières pages du nouveau roman scientifico-littéraire « L'Homme-nradium ».

Le garçon de bureau annonce un visiteur :

— Monsieur Smithson, directeur de l’« Exportation Littéraire Américaine ».

— Faites entrer... Ah ! vous venez pour la commande, cher monsieur, mais ce n’est pas encore tout à fait prêt. J'ai voulu vous livrer avec les nouvelles machines et le départ commencera mardi. J'espère que vous avez été satisfait du dernier envoi.

— Yes... pourtant, je dois vous indiquer que nous autres Yankees, gens positifs et pratiques, nous avons, par contraste, un vieux fonds de sensibilité. Nous lisons plus volontiers les livres romanesques. Votre dernier envoi contenait des volumes d’une facture bien ennuyeuse...

— Attendez donc... (Et pressant, sur un bouton, M. le Directeur déclencha aussitôt un appareil.)

— Ecoutez plutôt cette audition du deuxième chapitre d'un roman à 200.000 exemplaires que je vous livrerai bientôt, et vous m’en direz des nouvelles.

Le photographe récite d'un ton nasillard le chapitre-réclame annoncé par M. le Directeur.

— Très bien... très bien... bonne qualité, concéda le représentant de l'Exportation Littéraire après l'audition.

— Voulez-vous faire un tour rapide dans nos ateliers axant de partir ?

Et M. le Directeur prit les devants. Il pénétra dans une vaste salle au milieu de laquelle cinquante personnes, hommes et femmes, tapaient, à tour de bras sur une machine à écrire perfectionnée.

— Les ateliers de confection. Ici le dépouillement et le classement des sujets intéressants et plus loin la fabrication des chapitres. Dans l’autre salle, révision faite par une équipe de vieux littérateurs de l’ancienne école. Il en faut encore pour la correction. Le dernier coup d'œil est donné par trois membres de l'institut. Vous savez que nous avons réuni dans notre maison les spécialistes les plus réputés et que notre production, j’ose le dire, est une des plus avantageusement cotées sur la place. Nous débitons des milliers de... tomes tous les ans.

Dans une autre salle, cinquante autres personnes font des croquis et disposent des lettres sur le papier.

— Les bureaux de lancement et de publicité.

Mai- le garçon vient glisser deux mots à l’oreille de M. le Directeur.

— .Je vous demande pardon, fait celui-ci, voici un de nos gros «producers» qui me demande. Vous pouvez d'ailleurs assister à l'entretien.

— Bonjour Monsieur Charles Orviétan. Bonjour, ami cher, je suis venu prendre vos conseils pour mon futur roman.

— Eh bien ! voilà, pour votre « prochain », je voudrais situer ça au Japon, mais pas la terre des mousmés. Vous montreriez plutôt la magnifique résurrection d'un peuple après une grand catastrophe. Pas trop d'amour dans celui-là. Fourrez-moi du sport tant que vous voudrez et de la couleur locale. Votre dernier ronron était un peu gris et laborieux. Surveillez ça. Il ne faut pas que ce soit trop bien mais on ne doit pas sentir l’effort. Fabriquez toujours dans l'honnête moyenne et vous serez sûr de ne pas vous tromper. Pour le reste je m’en charge. Sur ce au revoir, mon cher. Excusez-moi, monsieur Smithson, l’édition moderne est une chose terriblement absorbante...

Et en effet la sonnerie de trois téléphones automatiques réclame impérieusement M. le Directeur dans ses bureaux... littéraires.



Raoul Viterbo, «  Un éditeur en l’an de grâce 1950 »,

 in Bonsoir, 31 mars 1924

 

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