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ISSN 2496-9346

vendredi 27 décembre 2013

Pierre Mac Orlan, Les Plaisirs de la Campagne. Souvenirs de 2912


Description de cette image, également commentée ci-après
Pierre Mac Orlan est connu pour des textes relevant de la science-fiction et du fantastique aux côtés d'une vaste production (avec le célèbre Le Quai des brumes) où se mêlent romans d'aventures, contes humoristiques, chansons, essais, mémoires, reportages, etc.
Vers 1910 (sans doute 1912) paru le volume Contes de la pipe en terre ( éditions Librairie Ambert ) contenant « Les plaisirs de la campagne. Souvenirs de 2912 ». Le texte fut réédité au moins deux reprises: dans Le Journal Amusant (en 1928) et dans le Bulletin des Amateurs d'Anticipation Ancienne et de Littérature Fantastique n° 2 et 2 bis ( en 2000 ).
Dans ce conte humoristique, Pierre Mac Orlan imagine une campagne qui n'a plus rien de naturel. C'est un topoï dans l'anticipation ancienne que l'on retrouve décliné par exemple dans Nouvelles de l'avenir de Joseph Méry ( vers 1845) ou dans Un épisode de l'an 2000 ( 1897, texte disponible gratuitement sur ArchéoSF les textes).

LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE
SOUVENIRS DE 2912

Nous n'étions plus très jeunes, Garwell, Flint et moi. Mais l'orgueil de notre vieillesse et sa joie légitime étaient de nous réunir plusieurs fois par semaine pour deviser des choses du passé, ce passé de notre adolescence où tout semblait merveilleux.
L'almanach électrique suspendu dans le studio de Garwell annonçait la date du 7 novembre 2950. Cela ne nous rajeunissait pas, car Garwell était né en 2895, Flint en 2897 et moi en 2899. Nous nous suivions de près, et c'est pourquoi nous nous aimions comme de vrais camarades.
Ce soir-là, donc, un peu d'amertume se mêlait à nos discussions sur les progrès incessants de la civilisation. Flint soutenait que l'on ne pouvait pas vivre sous l'eau sans le secours d'appareils, ni plonger dans les grandes profondeurs sans craindre les vexations de la pesanteur. Pourtant, des hommes se promenaient, sur le fond de la mer avec une aisance de langouste, et Garwell, avec un soupir, fut obligé de convenir que Flint radotait, comme tous ces vieux bonshommes qui nient l'évidence même.
De là à se vautrer dans les souvenirs de jeunesse, il n'y eut qu'un pas.
Cornebleu ! jura Garwell, ces inventions nouvelles, où cela mène-t-il, triple-dieu ! Jadis, on ne jouait pas au poisson ; il nous restait encore quelques mystères dans un coin de la pensée. Maintenant, il n'y a même plus un lambeau de campagne digne de ce nom.
« Je me souviens des parties fines d'autrefois avec ma petite amie, à cette époque savait s'amuser en ce temps-là. Pas de Minnie Dropp. Ah ! mille diables ! qu'on plaisirs compliqués, non ; pas de promenades au fond de l'eau ou au centre de la terre, mais la bonne et saine campagne : la Nature tout simplement, la Nature toute nue, telle qu'elle était alors, avant le progrès, bien entendu.
« Je me souviens d'une excursion que nous fîmes en Picardie, Minnie et moi. C'était en quelque sorte un voyage de noces et puis une occasion de respirer un peu cet air pur qui, alors, n'était pas fabriqué par les usines intermondiales. Nous prîmes le tube pneumatique, à la bonne franquette, et ça valait bien, à mon avis, vos odieux transports instantanés par les ondes électriques. En vingt minutes, Minnie et moi fûmes introduits dans le tube et poussés jusqu'en Picardie, mon pays natal. Un peu fripés par le voyage, nous nous secouâmes le long d'un champ pavé en bois, et qui avait été aménagé pour permettre aux chevaux de labour de porter des sabots à roulettes. Dieu, que c'était beau ! A droite et à gauche, des arbres fruitiers rangés au cordeau et; des champs de salades, de choux et d'oseille à perte de vue. Maintenant, il n'y a plus de champs de salades, de choux et d'oseille, nous avons de la salade chimique, des choux chimiques et de l'oseille chimique. C'est le progrès, n'est-ce pas. De vrais moutons mille pattes — un croisement curieux donnant une moyenne de 60 gigots par tête — broutaient çà et là des herbes cuites ; une eau stérilisée gazouillait dans un ravin en zinc. Minnie, grisée par l'oeuvre du Créateur, frappait dans ses mains et sautait comme une enfant.
Heureux temps !
« Oui, mes camarades, nous savions nous amuser, et la campagne n'était pas une fiction. Elle offrait des distractions qui reposaient l'esprit du tumulte des villes. C'est ainsi qu'en traversant une plantation de jeunes poteaux télégraphiques, nous nous trouvâmes devant un parc d'attractions : le Luna-Picardic-Magic-Etablissement. — « Allons-y ! » demanda Minnie. Nous entrâmes et, Dieu ! ce que nous vîmes de choses rares ! Il y avait de tout, tout ce qu'on peut rêver à la campagne.
« Dans un clos entouré de ronces métalliques, moyennant 10 francs, les dames éprises d'émotions fortes pouvaient se faire poursuivre par une vraie vache. Il fallait les entendre crier ! Plus loin, moyennant 20 francs, on mettait à votre disposition un mètre carré de gazon et là, pendant une demi-heure, on pouvait se rouler sur l'herbe, de droite à gauche et de gauche à droite. Encore avec un supplément de 40 francs, on entendait dans un phonographe pépier de vrais oiseaux qui vivaient vers 1910. C'était vraiment intéressant. Plus loin, toujours plus loin, avec 50 francs seulement, on pouvait entrer sous une cloche de verre et s'asseoir sur un vrai nid de fourmis. Minnie fut enthousiasmée. Cette promenade resta toujours gravée dans sa mémoire et la petite y pensait encore quelques jours avant de mourir. Oui, je le répète, c'était le bon temps, conclut tristement Garwell. Les hommes de ma génération n'allaient pas chercher midi à quatorze heures, ils vivaient simplement, et tout allait pour le mieux.»
Nous hochâmes la tête et attendîmes qu'une onde électrique qui desservait notre quartier nous transportât dans notre lit.

Pierre Mac Orlan, in Le Journal Amusant, n° 493, 21 octobre 1928

Image : Portrait de Pierre Mac Orlan
Pour en savoir plus: le site du Comité Pierre Mac Orlan

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