La guerre est un des thèmes récurrents de l'anticipation ancienne. Des auteurs comme Danrit en ont même fait une spécialité.
Dans cet article, Claude Manceau imagine une bataille du XXe siècle en extrapolant à partir des données techniques, stratégiques et militaires de son époque.
La
Bataille de demain
Singulière
époque, que celle où nous vivons !
Tout
semble remis en question. Au milieu de la société en ébullition,
tout se transforme, tout se perfectionne; les inventions les plus
invraisemblables éclosent subitement, modifiant les conditions de
l'existence.
L'Art
de la Guerre n'échappe pas à cette loi de transformation générale.
Son évolution tient au concours de plus en plus réclamé des
procédés industriels les plus perfectionnés.
Tandis
que l'on comptait jadis par centaines do mille hommes, les armées
d'aujourd'hui se chiffrent par millions. Ces masses énormes, les
généraux qui les commandent ont les chemins de fer pour les remuer,
pour les jeter tout à coup d'un bout à l'autre de formidables
distances.
Le
métal, le ciment, leur forment des points d'appui presque
indestructibles.
Les
communications sont assurées par la télégraphie électrique ou
optique, le téléphone, les pigeons-voyageurs. Qui eût songé à se
servir des vélocipèdes à la guerre ? Qui eût rêvé un corps
d'aérostiers militaires?
Et
que sera donc la guerre dans l'avenir avec tous ces moyens d'action?
On
croit rêver en cherchant à s'en faire une idée, car nous
n'assistons en ce moment qu'au début de la transformation, début
timide qui nous conduit peu à peu a un état militaire organisé
comme une usine, où, à côté de fusiliers, de canonniers, de
cavaliers, nous aurons des mécaniciens embrigadés et rompus à la
manœuvre spéciale de tous les engins nouveaux : gros canons se
chargeant tout seuls, se dirigeant et se pointant par une pression du
doigt sur le bouton d'un commutateur, lançant des obus-torpilles
dont l'épouvantable éclatement crève les voûtes des casemates les
plus épaisses et les mieux protégées; canons à tir rapide lançant
un ouragan de projectiles tout petits, mais doués d'une si
incroyable vitesse qu'ils traversent des files entières d'hommes ou
de chevaux placés les uns derrière les autres ; cuirasses
métalliques, coupoles tournantes, tourelles qui s'éclipsent et
rentrent sous terre, chargeant leurs canons automatiquement et
reparaissent pour vomir leur pluie de fer sur les batteries et les
troupes ennemies.
Ah
! il est bien question, au milieu de tout cela, d'attaques à la
baïonnette ou de charges brillantes d'une audacieuse cavalerie !
Murat est démoli par le fusil à répétition.
Rien
qu'en poursuivant la logique fatale des progrès actuels, on peut
prévoir ce que sera une bataille au XX° siècle, se figurer les
généraux en chef concentrant leurs armées sur un front de vingt à
trente kilomètres, et, pour cela, réparant les chemins de fer
détruits, en construisant de nouveaux, qui, comme par enchantement,
sillonnent le sol, jetant en un jour des ponts gigantesques qu'on
n'aurait pas osé rêver jadis, même dans les loisirs de la paix.
Voilà
les armées en présence...
Peut-on
dire en présence ?
Leurs
avant-postes sont à deux kilomètres les uns des autres et échangent
des coups de fusils sans se voir : c'est ce qu'on appelle prendre
contact.
Quelques
petits ballons captifs d'avant-garde s'élèvent et observent les
positions ennemies, indiquant aux troupes les points, -invisibles
pour elles, - sur lesquels il faut diriger leurs feux de masse.
Mais
quelques coups de canon forcent ces trop hardis explorateurs à se
cacher ou à reculer.
Le
moment est venu d'une rencontre générale des deux armées dont, les
lignes se forment en face l'une de l'autre... à cinq ou six
kilomètres.
A
peine les troupes occupent-elles les positions assignées, qu'une
bande de télégraphistes s'abattent sur le terrain, posent un réseau
serré de fils métalliques. Et aussitôt entre les troupes et le
quartier général s'échangent les conversations les plus complètes.
Ce ne sont plus ces estafettes courant dans toutes les directions à
franc étrier et se perdant en route, sans avoir pu remettre leurs
dépêches: le chef d'Etat-major s'entretient par téléphone avec
les généraux de division, avec les brigadiers, avec les colonels au
besoin.
-
Allô ! Allô ! Ayez-vous reçu votre colonne de munitions ?
-
Allô ! Allô ! Combien d'hommes ?
-
Allô ! Allô ! Tout le monde en l'air et du leste !
Puis
les bataillons du génie passent en courant avec leurs équipages
traînés par des locomobiles routières chauffées au pétrole. Ils
vont réparer un pont détruit, en jetant par dessus la brèche une
immense poutre en treillis de fer dont les éléments tout préparés
se montent comme un château de cartes.
Mais
le général en chef veut être renseigné.
Les
ballons captifs s'élèvent de toutes parts, et, par téléphone, les
officiers-aéronautes communiquent des observations générales-sur
ce qu'ils voient, en avant, dans un rayon de cinq à six kilomètres.
Malgré
d'excellents instruments construits spécialement dans ce but, bien
des détails leur échappent pourtant. A cette distance, les troupes
éparpillées dans la brunie ne trahissent leur présence que par une
sorte de grouillement.
Il
faut opérer une reconnaissance décisive.
En
avant l'escadrille des ballons dirigeables !
Ils
attendent en arrière le moment d'entrer en action. Au premier
signal, ils s'élancent dans les airs. Le temps est favorable : le
vent n'a guère qu'une vitesse de quatre à cinq mètres; les
aéronefs
filent quinze mètres à la seconde; en cinq minutes, ils sont
au-dessus des avant-postes ennemis, les dépassent à toute vitesse,
observent les positions en arrière, les photographient
instantanément, fixant ainsi d'une manière indubitable et qui se
passe de commentaires l'état réel des lieux, avec les troupes qui
les occupent.
Quelques
coups de canon tonnent contre l'escadrille qui s'élève un peu pour
échapper aux projectiles.
Les
shrapnells éclatent à quelques mètres des nacelles allongées et
leurs balles retombent en gerbe sur le sol avec le grésillement de
la grêle.
Mais
pendant ce temps, l'escadrille ennemie, un peu prise au dépourvu, a
fait ses préparatifs; elle s'élance à son tour dans les airs à la
poursuite des audacieux aéronautes qui viennent de la braver dans un
raid aussi hardi.
C'est
ainsi que le prologue de la grande bataille se trouve être un combat
aérien, où les aéronefs se précipitent les unes sur les autres,
éperons en avant, et où les vaincus sombrent en tourbillonnant et
viennent s'écraser sur le sol.
Les
meilleurs coureurs sont pourtant parvenus à atterrir. Le général
en chef connaît le résultat, de la reconnaissance. Il tient en
mains les clichés photographiques qu'on a développés chemin
faisant.
Ses
dispositions sont vites prises, Le télégraphe électrique, le
télégraphe optique, le téléphone, les vélocipèdes, - suivant la
distance, - tout est en mouvement pour transmettre ses ordres.
Les
emplacements de batteries sont choisis. Des tronçons de chemins de
fer Decauville se posent lestement sur le sol pour permettre aux
lourdes pièces de venir se placer en batterie.
Des
wagons blindés s'avancent dans la plaine et gravissent sans façon
les mamelons qu'occupent les avant-postes.
L'ennemi
préfère peut-être des canons démontables dont les morceaux ne
pèsent pas plus de cent kilos et se vissent comme une canne à
pêche. Puis les canons pneumatiques où la poudre est remplacée par
l'air comprimé à 1.000 atmosphères, allongent leur long col qui a
l'air d'un tuyau de poêle.
De
petites coupoles portatives se dressent comme des guérites pour
servir d'observatoires aux officiers d'artillerie qui, sans se
déranger, téléphonent à leurs pièces, l'azimuth du tir, l'angle
de pointage, l'ordre de tirer, en sorte que les canonniers n'ont qu'à
exécuter automatiquement les ordres, sans rien regarder du paysage,
sans rien voir de l'ennemi, comme un chauffeur enfourne une pelletée
de charbon en songeant à n'importe quoi ou à rien du tout, - ce qui
est encore la façon la plus philosophique d'expédier son ouvrage.
Les
projectiles partent en sifflant, passent par dessus les obstacles, et
vont tomber juste au bon endroit, pendant qu'un ballon observe les
coups.
L'obus-torpille
éclate en touchant le sol et démolit tout ce qui l'entoure- à
cinquante mètres à la ronde, ce qui est la manière la plus simple
de faire le vide devant soi.
Pendant
ce temps, l'infanterie s'est établie commodément dans un pli de
terrain d'où elle ne voit rien et où elle n'est pas vue.
Un
officier fait rapidement quelques opérations géodésiques
préliminaires et plante deux jalons.
On
amène la troupe en face de la ligue ainsi tracée.
-
Visez le haut des jalons, telle hausse. Feu rapide !
Le
feu commence. On n'entend pas de détonation, on ce voit pas de fumée
: la poudre est sans fumée et sans bruit !
Mais
les balles sifflent et rasent complètement la position ennemie.
En
une demi-heure, sans bruit, sans cris, proprement, nettement, la
situation eut nettoyée, et l'armée victorieuse, qui n'a encore rien
vu, que quelques projectiles, - terribles, il est vrai, - ne se
douterait pas de sa victoire si les dirigeables n'allaient
reconnaitre les lignes où gît une armée.
Immédiatement,
les trains d'ambulances s'organisent et évacuent les blessés, des
machines à vapeur semblables à des moissonneuses ramassent les
morts et les enfouissent du même coup à dix pieds sous terre ...
Mais
je m'aperçois que je vous raconte là une bataille du XX° siècle...
à la manière de Robida, - qui en vaut bien une autre, du reste, et
qui est souvent plus gaie.
J'aurais
pu tout aussi bien vous décrire une guerre navale qui n'aurait été
ni moins originale, ni moins radicalement différente de ce qu'on a
fait jusqu'ici ; les énormes cuirassés autour desquels bourdonnent
eu voletant tout un essaim d'avisos, de croiseurs, de torpilleurs
rapides.
Ils
étendent leurs lourds filets d'acier, contre lesquels les torpilles
viennent éclater sans dommage.
Mais
voilà quelques bateaux sous-marins qui, sournoisement entre deux
eaux, s'avancent sans qu'une bulle gazeuse vienne éclater à la
surface et révéler leur présence.
Ils
plongent et, en passant sous la carène massive du monstre cuirassé,
laissent aller leurs torpilles jumelles que relie une même chaîne
et qui se collent, sous la poussée de l'eau, de part et d'autre à
la quille.
Pan!
Un
bruit sourd, une gerbe énorme, et le vaisseau coule.
Combien
de millions à la mer?
Ah
! que les galions de Vigo étaient peu de chose !
Et
puis tout cela, massacres terrestres ou destructions navales, ce sera
si lestement fait ! Il y aura eu en une minute tant de ruines, tant
de blessés, tant de morts qu'on y regardera à deux fois avant de
tenter l'aventure, - peut-être.
Les
fervents adeptes de la ligue de la paix ont même la ressource
consolante de supposer que de l'excès du mal sortira un peu de bien,
et que la paix universelle sera le résultat fatal et pratique de
tous les ruineux perfectionnements de l'art de tuer et de détruire.
Laissons
cette douce croyance aux optimistes. Le XX° siècle n'est pas encore
là et, pour le moment, on arme à outrance. Suivons le mouvement.
Claude
Manceau, « La bataille de demain », in La Revue pour
tous, 1888, p. 269-272
Image: Albert Robida, La Guerre infernale. Les semeurs d'épouvante.
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