L'an dernier, ArchéoSF publiait le compte rendu d'une conférence donnée en mars 1919 ayant pour thème l'alimentation en l'an 3000. Le hasard m'a fait découvrir le texte intégral de cette conférence donnée par le docteur Armand Hemmerdinger, médecin hygiéniste (1879-1946). Le voici donc !
BULLETIN DE LA
SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE D'HYGIÈNE ALIMENTAIRE
ET D'ALIMENTATION
RATIONNELLE DE L'HOMME
CONFÉRENCES
PUBLIQUES DU DIMANCHE
1919
L'Hygiène
alimentaire et l'Alimentation rationnelle en l'An 3000
CONFÉRENCE FAITE LE
16 MARS 1919
A la Société
Scientifique d'Hygiène Alimentaire dans le Grand Amphithéâtre de
la Faculté de Médecine de Paris.
PAR LE DOCTEUR A.
HEMMERDINGER
Ancien élève de
l'Ecole Normale Supérieure, agrégé des Sciences physiques.
MESDAMES, MESSIEURS,
Je dois tout d'abord
vous exposer que je ne suis pas le Lieutenant Mougenot, que la
malencontreuse grippe a empêché de venir aujourd'hui. J'ajoute que
la même grippe, qui nous a privé, il y a quinze jours, d'entendre
mon camarade Hourticq, lui permettra, maintenant qu'il en est remis,
de se faire entendre dimanche prochain sur la « Stratégie Allemande
de la Famine ».
Ces communications
étant faites, si je tenais à me conformer aux saines traditions du
parfait conférencier, voici à peu près comment je débuterais
aujourd'hui :
Lorsqu'il y a
quelques jours, le Secrétaire de la Société d'Hygiène
Alimentaire est venu me prier de remplacer, presque au pied levé, le Lieutenant Mougenot empêché, c'est avec les plus grandes hésitations, et seulement sur ses vives instances que j'ai consenti à accepter ce périlleux honneur. Encore ne l'ai-je fait qu'avec la promesse qu'il solliciterait en ma faveur votre indulgence tant au point de vue de l'insuffisance de la préparation qu'au point de vue de l'impossibilité matérielle d'organiser des expériences et des projections dans le temps limité qui... que...
Alimentaire est venu me prier de remplacer, presque au pied levé, le Lieutenant Mougenot empêché, c'est avec les plus grandes hésitations, et seulement sur ses vives instances que j'ai consenti à accepter ce périlleux honneur. Encore ne l'ai-je fait qu'avec la promesse qu'il solliciterait en ma faveur votre indulgence tant au point de vue de l'insuffisance de la préparation qu'au point de vue de l'impossibilité matérielle d'organiser des expériences et des projections dans le temps limité qui... que...
Les phrases ne
sortent pas. La saine tradition n'est pas mon fait. Je dois à la
vérité de vous dire, au contraire, que c'est avec le plus vif
empressement que j'ai accepté l'honneur qui m'était fait et, si
vous ne voyez aujourd'hui ni projections, ni expériences préparées,
ce n'est pas le moins du monde parce que le temps nous a manqué pour
le faire, mais parce que le sujet ne le comporte pas. Je ne vous
étonnerai pas, en effet, en vous disant que nous manquons
singulièrement de documents
photographiques et d'expériences en ce qui concerne « l'hygiène alimentaire et l'alimentation rationnelle en l'an 3.000 ». C'est cependant de quoi je me propose de vous entretenir aujourd'hui.
photographiques et d'expériences en ce qui concerne « l'hygiène alimentaire et l'alimentation rationnelle en l'an 3.000 ». C'est cependant de quoi je me propose de vous entretenir aujourd'hui.
Opinion des
auteurs. — Assez nombreux sont les auteurs, poètes,
romanciers, philosophes, qui se sont préoccupés de savoir ce que
deviendrait l'humanité dans des temps plus ou moins éloignés.
Chacun a vu cette humanité future avec son tempérament particulier,
Jean Grave en anarchiste passionné, Anatole France en socialiste
réfléchi, Wells en pessimiste parfois humoristique. Peu cependant
ont abordé, et pour cause, la question au point de vue plus
particulier qui nous occupe ici. Wells, cependant, y est revenu à
plusieurs reprises, et mérite que nous nous arrêtions un instant.
Il suppose que l'humanité, avec les siècles, ne deviendra pas
beaucoup meilleure; (vous allez voir que je pense de même, quoique
mes conclusions soient différentes des siennes). Dans son ouvrage «
Quand le dormeur s'éveillera », il nous parle de sa conception de
l'alimentation du nourrisson 300 ans après l'époque où il écrit.
Cette conception, très amusante au premier abord, est assez
désolante en réalité : il admet que l'humanité aura compris tout
l'intérêt qu'il y a à conserver l'être humain en parfait état,
et à le soigner dès sa naissance.
Mais la collectivité
s'y intéressant, les mères s'en désintéressent, et il nous montre
celles-ci dansant en un hall superbe au son d'un orchestre
entraînant, tandis que les nourrissons sont rassemblés en une sorte
d'immense crèche... mais je lui laisse la parole :
« De chaque côté
du passage, silencieux et capitonné, pour amortir le bruit,
s'ouvraient des portes étroites, dont l'aspect et les dimensions
rappelaient les cellules d'une prison d'autrefois. Mais la partie
supérieure de chaque porte était de la même substance verdâtre et
transparente dont il s'était trouvé entouré à son réveil, et, au
dedans, on apercevait confusément, dans chaque case, un tout jeune
bébé au fond d'un petit nid d'ouate. Un appareil perfectionné
indiquait les variations atmosphériques et mettait en mouvement une
sonnerie, située assez loin de là, dans le bureau central, dès que
se produisait la moindre diminution de l'optimum de température et
d'humidité. Ce système de crèches avait presque entièrement
remplacé les risques aventureux de l'antique nourrice. Le médecin
qui accompagnait Graham attira aussitôt son attention Sur les «
nourricières », perspective de personnages mécaniques, avec bras,
épaule et poitrine, dont le modelé, les articulations et la
substance étaient d'un réalisme étonnant, mais consistaient
seulement en un buste sur un trépied, avec, au lieu du visage, un
disque plat couvert de réclames intéressant les mères... »
Le tableau est
évidemment amusant, mais il est un peu sinistre à la réflexion.
Plus sinistre encore est chez le même auteur la conception de la
nourriture de l'humanité un certain nombre de siècles plus tard.
Dans « la guerre des mondes » il nous montre les Marsiens réduits
à n'être plus qu'une tête avec des bras. Le tube digestif a
complètement disparu. Ces Marsiens s'injectent directement dans les
veines le sang de leurs victimes, car ils sont carnassiers. Dans la «
Machine à explorer le temps », il nous montre l'humanité en l'an
802.701 partagée en deux races différentes : les uns, jeunes,
jolis, gracieux, vivent en jouant à la surface de la terre, mais
servent de proies aux autres qui vivent au fond des puits, qui sont
les seuls ouvriers, se nourrissant uniquement des premiers. Tel est
l'état de perfectionnement auquel l'humanité est arrivée !
Toute autre est la
conception de Berthelot dont vous avez entendu parler. Voici ce qu'il
dit dans un de ses ouvrages :
« Un jour viendra
où chacun emportera pour se nourrir, sa petite tablette azotée, sa
petite motte de matières grasses, son petit morceau de fécule ou de
sucre, son petit flacon d'épices aromatiques, accommodés à son
goût personnel ».
Berthelot ne
connaissait pas les symbiotes dont il vous a été parlé dimanche
dernier, sans quoi il les aurait ajoutés à la ration.
Vous voyez, en
somme, que ces conceptions sur l'avenir alimentaire de l'humanité se
réduisent à peu de chose. Il m'a semblé intéressant de vous
exposer les idées que peut se faire un hygiéniste du XXe siècle
sur cette question. Mais, si vous le voulez bien, nous abandonnerons
les ficelles et les machineries, nous laisserons de côté le procédé
du rêve cher à Anatole France, nous n'enfourcherons pas avec Wells
la machine il explorer le temps. Plus simplement, faisons ensemble
une audacieuse enjambée par delà les angoisses de l'heure présente,
les incertitudes des siècles à venir, et transportons-nous à plus
de mille ans en avant.
Nous sommes en l'an
3000. Vous êtes des habitants de Mars ou d'une autre planète plus
éloignée, un satellite de Siruis, si vous le préférez. Vous venez
en train spécial à travers les airs et je suis chargé de vous
exposer comment nous avons résolu le problème alimentaire. Votre
aérotrain va bientôt repartir car il s'agit de profiter de la
conjonction favorable des astres, et le temps presse. Par conséquent
je ne pourrai vous exposer le problème que dans ses grandes lignes
et je développerai seulement les points qui me paraissent les plus
importants.
Cependant, pour vous
faire comprendre ma pensée, je suis obligé de vous exposer, aussi
brièvement que possible, les bases sociales sur lesquelles repose
notre alimentation.
Ne croyez pas que
nous, hommes du XXXe siècle, soyons beaucoup meilleurs que ceux des
siècles précédents. Nous sommes seulement un peu plus
intelligents, un peu plus conscients de notre intérêt, un peu plus
instruits : nous avons compris un certain nombre de vérités, déjà
connues depuis longtemps. Et j'entends compris au sens où
l'entendait un penseur du XXe siècle, à savoir qu'on n'a compris
une vérité que lorsqu'on ne peut plus ne pas y conformer sa vie.
Nous avons ainsi compris quelques très vieilles vérités,
c'est-à-dire que nous les avons appliquées.
Nous avons compris
d'abord que le bonheur de l'humanité ne peut être fait que de la
somme des bonheurs des humains.
La santé est le
premier des biens. — Nous avons compris que de toutes les
richesses qui sont à notre disposition, de tous les instruments, de
tous les outils que nous possédions pour conquérir le monde, le
plus important, le plus précieux, celui qui nous est indispensable
pour nous servir des autres, c'est l'homme lui-même. Nous n'avons
rien inventé et les quelques lignes que je vais vous lire sont
également du XXe siècle :
« La grande valeur
humaine, c'est l'homme lui-même. Pour mettre en valeur le globe
terrestre, il faut d'abord mettre l'homme en valeur. Pour exploiter
le sol, les mines, les eaux, toutes les substances et toutes les
forces de la planète, il faut l'homme, tout l'homme, l'humanité,
toute l'humanité... »
Importance de la
nourriture. —Nous avons compris, ce qu'on savait déjà au XXe
siècle, que, grâce à une nourriture appropriée, l'abeille fait de
la même larve soit une ouvrière, soit une reine, c'est-à-dire deux
êtres absolument différents par leur forme, par leur destination,
par leur valeur.
Nous avons compris,
ce qu'on savait parfaitement au XXe siècle, que, pour obtenir d'une
plante le meilleur rendement, pour obtenir la plante la plus forte,
la plus vivace, il faut assurer à son sol les engrais, c'est-à-dire
la nourriture convenable.
Nous avons compris
ce qu'on savait déjà au XXe siècle, que, lorsqu'on veut tirer le
meilleur parti d'une vache laitière, il faut lui assurer une
nourriture déterminée.
Nous avons compris
que l'homme ne se distingue en rien au point de vue physique ni des
plantes, ni des animaux et que, pour retirer de l'homme le meilleur
parti possible, il faut le nourrir dans les meilleures conditions.
Plus l'être est
jeune plus l'alimentation a d'importance. — Nous avons enfin
compris que, si une nourriture appropriée est indispensable à
l'adulte pour en tirer le meilleur rendement, plus indispensable
encore est une nourriture convenable à l'adolescent pour assurer son
développement, et plus indispensable encore est une nourriture
convenable au nourrisson, à l'être qui vient de naître, dont les
organes sont entièrement transformés pour toute la vie, aussi bien
physiquement qu'intellectuellement, par une nourriture déterminée.
Voilà les bases sur
lesquelles repose notre alimentation.
Nous distinguons
chez l'être humain quatre périodes :
Le nourrisson,
l'enfant, l'adolescent, l'adulte.
Le nourrisson.
— Comme Wells l'avait déjà pensé au XXe siècle, nous estimons
que la collectivité ne peut pas se désintéresser de l'alimentation
du nourrisson puisque cette alimentation est à la base de la société
tout entière. Seulement les physiologistes nous ont appris, d'une
façon définitive, qu'au nourrisson qui vient de naître, une seule
nourriture convient : le lait de sa mère ; et, comme nous avons jugé
cette nourriture indispensable, nous nous sommes organisés pour la
lui fournir, sinon dans tous les cas, du moins dans le plus grand
nombre de cas possible. Nous commençons par prendre la jeune fille,
l'enfant à l'école et en même temps que nous lui, apprenons à
lire, à écrire, nous lui apprenons quelques notions simples, mais
indispensables, de puériculture.
Nous lui apprenons
que le nourrisson n'est qu'un tube digestif à bien protéger contre
le froid, qu'il a besoin de tétées régulières ; que l'estomac du
nourrisson, comme le sein de la mère, a besoin du repos de la nuit ;
que l'alimentation d'un nourrisson se règle, non pas par des lois
mathématiques, mais d'après son poids, vérifié chaque semaine.
Quand l'enfant sait cela, quand, devenue un peu plus grande, la jeune
fille a appris à emmailloter, pourvu qu'elle le sache, qu'elle l'ait
compris au sens que nous disions tout à l'heure, c'est-à-dire de
façon à ne pouvoir faire autrement, elle a presque tout ce qu'il
lui faut pour faire plus tard une mère air moins en ce qui concerne
l'alimentation du nourrisson.
Allaitement au
sein. — D'autre part, comme nous considérons que la femme qui
allaite un nourrisson remplit le rôle le plus utile dans la société,
nous estimons que ce rôle doit être payé. La femme qui allaite son
enfant reçoit un salaire équivalent à celui du meilleur artisan
dans le métier le plus difficile.
Par conséquent, on
ne peut plus voir cette atrocité qu'on voyait au XXe siècle : une
mère obligée, pour vivre, de vendre à un étranger le lait destiné
à son enfant.
Comme nous avons pu
supprimer le travail obligatoire de la femme, nous avons supprimé
ainsi le surmenage physique, intellectuel ou moral et par là même
le nombre des mauvaises nourrices a singulièrement diminué.
Comme la mère sait
l'importance de son lait pour son enfant, comme la mère a intérêt
à nourrir son enfant, [vous voyez que nous ne supposons pas
l'humanité meilleure], nous avons réuni les meilleures conditions
pour que, dans le plus grand nombre de cas, la mère allaite son
enfant. Pourtant, il existe encore des cas où, malgré
l'amélioration de la santé de toute l'humanité, la mère ne peut
pas complètement nourrir son enfant et est obligée de recourir à
l'allaitement mixte.
Allaitement
mixte. — Nous savons — et c'est également une des matières
obligatoires figurant au programme de l'enseignement des jeunes
filles, — toutes nos jeunes filles savent qu'avec la balance un
allaitement mixte se règle comme l'autre. On se contente soit à
chaque tétée, soit à une tétée sur deux, de remplacer la
quantité de lait qui manque à la mère par du lait étranger ; que
ce lait, et toutes nos jeunes filles le savent, ne doit pas être
trop sucré sous peine de voir l'enfant se désintéresser du lait de
sa mère et préférer le lait étranger ; que les tétines, —
toutes nos jeunes filles le savent — dont on se sert, ne doivent
pas avoir des trous trop gros, sinon l'enfant devient paresseux et ne
veut plus se donner la peine de téter sa mère.
Ces notions sont
simples, faciles ; toutes les jeunes filles les connaissent et les
appliquent. La collectivité apporte une aide en fournissant le lait
indispensable à cet alimentation mixte, et en le fournissant
gratuitement.
Comme nous savons
que de tous les animaux c'est le lait d'ânesse dont, la composition
se rapproche le plus de celui de la femme, nous avons institué de
grands parcs où nous élevons des ânesses dans ce but. Ces parcs
sont placés sous la surveillance d'hygiénistes distingués, les
animaux entretenus en bon état de santé, traités dans les
conditions d'hygiène et de propreté parfaites, et fournissent,
grâce aux moyens de conservation par le froid, un lait qu'on peut
donner cru pour l'allaitement mixte et surtout pour l'allaitement
uniquement artificiel.
Le lait cru et
les vitamines. — Nous savons que le lait cru est indispensable
aux nourrissons à cause des vitamines ou des symbiotes qu'il
contient. Ce qu'on savait, là encore, nous l'avons mis en pratique
et nous en tirons d'immenses bénéfices : la mortalité infantile
qui était, au XXe siècle, de la moitié des naissances dans
certains pays comme la France, s'est abaissée à presque rien, car
toute cette mortalité infantile était de l'assassinat par mauvaise
alimentation.
Voilà ce que nous
avons fait pour le nourrisson et j'ajoute que la collectivité,
s'attachant à l'intérêt de l'alimentation de ce dernier, n'hésite
pas à retirer à leur mère les nourrissons — le cas est
exceptionnel — qui ne sont pas élevés dans les principes
d'hygiène et d'alimentation rationnelle indispensables à la
croissance de l'enfant. Nous estimons que l'enfant n'appartient pas à
sa mère ; nous estimons que l'enfant appartient à toute la
collectivité qui ne délègue à sa mère le droit et le devoir de
l'élever que parce que c'est elle qui est le plus qualifiée pour le
faire ; mais elle n'hésite pas à retirer ce rôle à celle qui n,e
sait pas le remplir.
L'enfant. —
Si nous prenons l'alimentation de l'enfant, c'est-à-dire de l'être
humain il partir du moment où il cesse de devenir un nourrisson
jusque vers 7 ou 8 ans, nos physiologistes nous ont appris que, là
encore, ce qu'il convenait de lui assurer avant tout pour son
alimentation, c'était de bon lait. Ici, le lait d'ânesse n'est plus
nécessaire: le lait de vache suffit et nous avons apporté tous nos
soins à la création de grandes vacheries collectives où les vaches
sont soigneusement tenues, nourries, traitées dans les conditions
dont je parlais tout à l'heure pour les ânesses.
Le lait fraudé.
— Nous estimons que le lait, cet aliment le plus précieux de tous,
pour les enfants, pour un certain nombre de nos malades, pour les
vieillards et même pour les adultes, doit être l'objet d'une
sollicitude toute particulière. Nous avons donc éliminé peu à peu
ces criminels du XXe siècle qu'on appelait les fraudeurs de lait.
Nous avons considéré qu'il n'était pas de crime plus grand contre
l'humanité que le crime de ceux-ci, nous les avons envoyés dans la
planète Mars et la race en a peu à peu disparu.
L'adolescent.
— Nous ne laissons pas non plus la liberté entière aux parents en
ce qui concerne l'alimentation de l'adolescent. Cette alimentation
devient plus délicate, plus difficile à régler que l'alimentation
du nourrisson et comme nous estimons qu'une alimentation exactement
réglée est indispensable au bon développement de l'enfant, cette
alimentation, nous la lui fournisson gratuitement, sous la
surveillance de nos hygiénistes. Nous savons quels sont les éléments
indispensables à cette alimentation ; nous savons quelles sont les
vérifications de poids, d'opacité des os aux rayons X, de bonne
santé que nous faisons constamment et c'est ainsi que nous ne
laissons au gré des familles l'alimentation de, l'enfant que dans la
mesure, où cet enfant se porte bien et est bien nourri.
En ce qui concerne
l'alimentation de l'adolescent, nous savions depuis de longs-siècles,
quelle était son importance. Nous savions que, outre l'alimentation
de l'adulte, l'adolescent a besoin de trouver dans son alimentation
certains acides aminés comme le tryptophane et la lysine..., que
nous trouvons dans les matières azotées alimentaires. Nous savons
qu'il faut assurer à l'adolescent une alimentation animale
convenable.
Comme nous sommes
devenus de moins en moins carnassiers, — nous en verrons la raison
tout à l'heure — nous savons que nos adolescents, sauf quelques
cas de maladies, peuvent, en général, trouver dans le lait, dans
les œufs ce qu'il leur faut d'alimentation nécessaire à leur
croissance et qu'il n'est pas utile d'aller chercher les viandes dont
le moindre abus a de si graves conséquences et dont l'usage constant
déforme, jusqu'à un certain point, les mentalités.
L'adulte. —
J'en arrive rapidement à l'alimentation de l'adulte, en ajoutant
simplement que nous veillons à ce que l'adolescent ne se permette
pas les écarts de régime que l'on peut autoriser, sans graves
inconvénients, à l'adulte. En somme, l'alimentation de l'adulte est
libre et seule libre. Elle se fait de deux façons différentes :
nous avons réalisé la tablette rêvée par Berthelot : nous l'avons
réalisée d'ailleurs, dans des conditions un peu différentes de
celles qu'avait rêvées l'illustre savant. Sachant mieux doser le
besoin qualitatif des matières azotées, le besoin quantitatif est
devenu moins grand. Sachant l'importance de certains micro-organismes
ajoutés à notre ration, nous avons pu ainsi diminuer cette ration.
Au bout du compte, la tablette de M. Berthelot se ramène à peu de
chose : la valeur d'une tablette de chocolat nécessaire pour le
repas de la journée et mise gratuitement à la disposition de ceux
qui en font la demande. A la vérité, ils sont rares !
La tablette
Berthelot. — Personne n'est obligé de travailler pour vivre et
tout le monde travaille parce que personne n'y est obligé et que le
travail est nécessaire à l'homme et aussi parce que la tablette de
M. Berthelot n'est pas très agréable. On préfère de beaucoup la
vieille alimentation selon l'ancienne mode avec de la cuisine, qu'on
ne peut se procurer qu'en travaillant, à l'alimentation sommaire,
suffisante pour vivre, et qu'on peut obtenir gratuitement, — car
nous avons admis que l'être qui n'a pas demandé à venir au monde a
droit à la vie.
L'utilité de la
cuisine. — A vrai dire, nous avons beaucoup perfectionné la
cuisine : elle est devenue la branche la plus importante de la
médecine. Après la mère allaitant son enfant, nous considérons
que c'est le cuisinier qui est l'être le plus utile à la société.
Ce qu'on exige de lui, c'est, par exemple, beaucoup plus qu'on en
exigeait dans les temps barbares. Le cuisinier doit savoir non
seulement faire la cuisine — et il n'est plus obligé de se salir
les mains, car tout marche à l'électricité — mais il doit savoir
aussi composer un menu suivant les besoins de chacun. Nous avons de
grandes cuisines communes où chacun peut s'approvisionner soit en
consommant sur place, soit en faisant prendre son repas pour le
consommer chez lui. Chacun est libre de choisir son menu comme il
l'entend. Mais ceux qui ne s'intéressent pas spécialement à la
cuisine n'ont qu'à donner au cuisinier leur poids et leur métier
pour qu'on leur serve un menu correspondant. Ce menu n'est pas le
même pour celui qui fatigue beaucoup de ses mains que pour celui qui
travaille intellectuellement. Au surplus, il n'est plus besoin de
compter les calories apportées par le régime : le cuisinier sait
parfaitement doser les condiments et présenter les aliments de façon
que l'appétit de chacun soit le meilleur guide et qu'il ne soit plus
dévié par les mauvaises conditions d'autrefois.
Le problème tout
entier repose sur les bras du cuisinier.
Est-ce que pour cela
la cuisine familiale a disparu? Pas du tout.
Beaucoup de femmes
ont appris la cuisine, car beaucoup ayant gardé le goût du foyer
ont admis — ce qu'on pensait autrefois — que les soins du ménage,
la préparation de la cuisine et la vie de famille valaient la peine
d'occuper un être, n'étaient pas inférieurs à toute autre
occupation et avaient bien leurs agréments.
Sur quelles bases
repose notre cuisine ?
Le végétarisme.
— Comme je vous le disais tout à l'heure à propos de
l'adolescent, notre cuisine est devenue beaucoup plus végétarienne
et cela se conçoit : les gros obstacles qui existaient au XXe siècle
contre le végétarisme n'existent plus. Ce qui rendait le
végétarisme si difficile à appliquer, c'était que l'ouvrière,
n'ayant que peu de temps à sa disposition, ne pouvait faire cuire un
ou deux légumes pour son repas et préférait en rentrant acheter de
la charcuterie, ou, à la rigueur, faire cuire une côtelette. Cet
obstacle a disparu puisque la femme peut, à son choix, se consacrer
à son intérieur ou trouver à la cuisine commune les éléments
d'un repas sain et préparé d'avance.
Un autre obstacle
était le peu de soins que l'on mettait à cultiver des légumes et
l'impossibilité dans laquelle on se trouvait d'user de tous les
fruits exotiques (difficultés des transports) indispensables à
l'ensemble d'une bonne alimentation végétarienne.
Aujourd'hui, nous
possédons des aéros qui nous apportent les productions les plus
variées de tous les pays : nous pouvons mettre sur notre table les
fruits d'Asie, d'Afrique comme, ceux d'Europe et par conséquent nous
avons une immense variété de fruits — comme de légumes —
augmentée et perfectionnée encore par les recherches des
cultivateurs. Cela nous permet d'établir une alimentation
végétarienne beaucoup plus riche, plus variée et plus savoureuse
qu'on ne le pouvait autrefois. Nous mangeons encore de la viande de
temps en temps, par orgie, par fête, mais ce n'est plus
l'alimentation habituelle.
Le vin. —
Le vin n'a pas disparu de nos tables, mais il est devenu l'exception.
Nous ne connaissons plus les boissons sinistres et frelatées qu'on
vendait autrefois sous ce nom ; nous ne connaissons plus que le bon
vin, le vieux vin. Nous en usons très modérément, car nous savons
les inconvénients qui résultent d'un usage excessif. Quant à
l'alcool, il a complètement disparu. Nous avons considéré, depuis
de longs siècles déjà que, au même titre que les fraudeurs du
lait, les producteurs d'alcool étaient des êtres dangereux à
envoyer sur une planète lointaine.
N'y a-t-il aucune
ombre à ce tableau ?
Je vous disais tout
à l'heure que l'humanité n'était pas devenue meilleure : nous
avons encore des gourmands, des dyspeptiques, des gens qui ne savent
pas se conduire. Pourtant, comme nous savons tous l'importance qu'il
y a à conserver sa santé, comme nous savons tous que la santé est
un bien sans lequel on ne peut jouir d'aucun autre, les écarts se
font de plus en plus rares et, dans l'ensemble, tout va mieux.
En perfectionnant
les instruments de sa puissance et les conditions matérielles de sa
vie, l'homme n'a pas supprimé le caractère essentiel de son être :
il est devenu plus intelligent plutôt que meilleur. Ayant compris la
grande loi de solidarité qui régit le monde, la collectivité a su
mieux s'armer contre les faiblesses individuelles.
Telle est, dans ses
grandes lignes, l'idée que doit se faire un hygiéniste du XXe
siècle de l'alimentation rationnelle et de l'hygiène alimentaire au
XXXe siècle.
N'y a-t-il là qu'un
rêve à ajouter il d'autres rêves ? qu'une conception plus ou moins
utopique ?
Je ne le crois pas.
Les réalisations.
— Je voudrais vous persuader, avant tout, que l'imagination n'a,
dans le tableau qui précède, qu'une bien faible part. Je me suis
appuyé sur des découvertes sinon toutes au point, du moins toutes
en puissance dans ce que nous savons actuellement. Le tableau réel
de l'humanité au XXXe siècle sera certainement plus enchanteur que
celui que j'ai pu vous tracer. La science aura fait des progrès
qu'il est actuellement impossible d'entrevoir. Je me suis contenté
de supposer, à peine perfectionnées, les connaissances que nous
avons déjà.
Mais jamais l'heure
ne fut plus propice — et c'est pourquoi je vous exprimais au début
la joie que j'avais eue à traiter aujourd'hui ce sujet — pour
orienter, toutes les énergies vers le mieux-être humain. Je
voudrais vous convaincre, comme je le suis moi-même, de tout ce qui
pourrait être fait à ce sujet si l'humanité consentait à
consacrer à ce but toutes les formidables ressources qu'elle a
consacrées jusqu'ici à la destruction.
Je n'en veux pour
preuve que les résultats obtenus dans les laboratoires de guerre où
j'ai passé une partie de ces dernières années. Dans ces
laboratoires, nous avons résolu en quelques mois des problèmes
jugés insolubles ou du moins très difficiles à résoudre, des
problèmes qui eussent demandé en d'autres temps de longues années
d'études et de recherches. Pourquoi? Est-ce sous l'impulsion de la
nécessité? Je ne le crois pas. En tous temps l'attrait du problème
à résoudre est à tous les chercheurs un stimulant suffisant. Ce
qui était changé, c'étaient les conditions matérielles. En temps
normal, j'en appelle à tous ceux qui ont fréquenté des
laboratoires, on est arrêté dans une série d'expériences parce
qu'un appareil, un produit coûte trop cher.
Or, nous ayons
travaillé pendant la guerre dans des conditions jamais encore
réalisées. Avions-nous besoin d'un appareil ou d'un produit ? Il
n'y avait pas de budget. Il suffisait de commander. La guerre payait.
Les résultats ne se sont pas fait attendre.
Eh bien, qu'on en
fasse de même pour les œuvres de paix. Que dis-je? Que l'on
consacre à ces œuvres une part infime des crédits qu'on a
gaspillés aux œuvres de guerre, et très rapidement on améliorera
le sort de l'humanité dans des proportions incalculables.
Délivrons les
hommes de l'alcool qui diminue, qui abrutit. Délivrons-les du
travail trop prolongé qui fatigue le corps, qui supprime
l'intelligence. Protégeons le nourrisson contre l'ignorance de sa
mère, de sa grand'mère et de ses voisines. Eduquons la future mère
de famille et, en faisant tout cela, nous aurons, par-dessus le
marché, vaincu un fléau de plus : la tuberculose.
Et ainsi, ce tableau
que j'ai tracé devant vous, ce rêve de l'an 3.000, peut devenir une
réalité beaucoup plus rapprochée. Cette réalisation pourrait se
faire dans cent ans, dans quarante, moins peut-être...
N'en existe-t-il pas
déjà quelques timides essais ? Pour n'en citer qu'un, je disais que
je considérais la mère allaitant son enfant comme ayant droit à un
salaire ; mais n'existe-t-il pas déjà l'œuvre Henri Coullet celle
des cantines maternelles : il suffit à une mère de montrer du lait
dans son sein pour obtenir un repas gratuit... J'en pourrais citer
d'autres.
Quel que soit pour
celui qui veut avancer la nécessité de travailler d arrache-pied,
de creuser obstinément le sillon quotidien, il est bon parfois de
lever un peu la tête pour regarder vers l'idéal. Celui qui se
réalisera ne sera certainement pas celui que nous nous sommes forgé.
Peu importe. Il faut en avoir un. Il faut y croire. Ne pas croire que
celui qu'on s'est fait est le seul possible, ni même le meilleur,
mais être sur qu'il y en a un.
Au reste, la science
est la grande révolutionnaire. Appliquons ses résultats à la
pratique, et nous bouleverserons la face du monde beaucoup plus
sûrement, beaucoup plus complètement que n'ont pu le faire les
révolutions les plus sanglantes.
A lire sur ArchéoSF:
Sur ArchéoSF les textes:
Jérôme K. Jérôme, La Nouvelle utopie ou le monde en l'an 3000 (1899)
Charles Fournel, En l'an 3000 ( 1859 )
Georges Renard, Notre époque vue de l'an 3000 ( 1921 )
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