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DEUXIÈME LETTRE.
Sicile, 8 juin 2344.
DU MÊME AU MÊME.
Quel martyre notre ministre m’a infligé !
Rester ainsi en Italie, retenu par ma parole, trop légèrement
donnée, de n’en point sortir avant d’avoir engagé le nombre de
chanteurs qui nous manquent, quand le moindre navire me
transporterait à travers les airs aux lieux où est ma vie !...
Mais pourquoi son silence ?... Je suis bien malheureux ! Et
m’occuper de musique dans cet état de brûlant vertige, avec ce
trouble de tous les sens, au milieu de cet orageux conflit de mille
douleurs !... Il le faut cependant. O mon ami, le culte de l’art
n’est un bonheur que pour les âmes sereines ; je le sens bien
à l’indifférence et au dégoût que j’éprouve à l’égard
des choses mêmes qui, pour moi, furent en d’autres temps des
objets d’un si haut intérêt. N’importe ! Continuons ma
tâche.
Sachant la mission dont je suis chargé et mes
fonctions à Euphonia, les membres de l’Académie sicilienne m’ont
écrit ce matin pour me demander des renseignements sur
l’organisation de notre ville musicale ; ils ont beaucoup
entendu parler d’elle, mais aucun d’eux cependant, malgré
l’excessive facilité des voyages, n’a encore eu la curiosité de
la visiter. Envoie-moi donc, par le prochain courrier, un exemplaire
de notre charte, avec une description succincte de la cité
conservatrice du grand art que nous adorons. J’irai lire l’une et
l’autre à la docte assemblée ; je veux me donner le plaisir
de voir de près l’étonnement de ces braves académiciens qui sont
si loin de savoir ce qu’est la musique.
Je ne t’ai rien dit des concerts ni des festivals
en Italie, par la raison que ces solennités y sont tout à fait
inusitées ; elles n’exciteraient parmi les populations aucune
sympathie, et leur exécution, en tout cas, ne pourrait différer
beaucoup de celle que j’ai observée dans les théâtres. Quant à
la musique religieuse, il n’y en a pas davantage, eu égard aux
idées que nous avons et que nous réalisons si grandement sur
l’application de toutes les ressources de l’art au service divin.
Les derniers papes ayant prohibé dans les églises toute autre
musique que celle des anciens maîtres de la chapelle Sixtine, tels
que Palestrina et Allegri, ont, par cette grave décision, fait
disparaître à tout jamais le scandale dont se plaignaient si
amèrement, il y a quelques siècles, les écrivains dont l’opinion
nous paraît avoir eu de la valeur. On ne joue plus, il est vrai, des
concertos de violon pendant la messe, on n’y entend plus des
cavatines chantées en voix de fausset par un homme entier,
l’organiste n’exécute plus des fugues grotesques ni des
ouvertures d’opéras bouffons ; mais il n’en faut pas moins
regretter que cette expulsion, trop bien motivée, de tant de
monstruosités choquantes et ridicules, ait entraîné celle des
productions nobles et élevées de l’art. Ces œuvres de Palestrina
ne sauraient être pour nous, ni pour quiconque possède la
connaissance aujourd’hui vulgaire du vrai style sacré, des œuvres
complètement musicales, ni absolument religieuses. Ce sont des
tissus d’accords consonants dont la trame est quelquefois curieuse
pour les yeux ou pour l’esprit, en considérant les difficultés
dont l’auteur s’est amusé à trouver la solution, dont l’effet
doux et calme sur l’oreille fait naître souvent une profonde
rêverie ; mais ce n’est point là la musique complète,
puisqu’elle ne demande rien à la mélodie, à l’expression, au
rythme ni à l’instrumentation. Les savants siciliens seront fort
surpris, j’imagine, d’apprendre avec quel soin il est défendu
dans nos écoles de considérer ces puérilités de contre-point
autrement que comme des exercices, de voir en elles un but au lieu
d’un moyen de l’art, et, en les prenant ainsi au sérieux, de
transformer les partitions en tables de logarithmes ou en échiquiers.
En résumé cependant, s’il est regrettable qu’on ne puisse
entendre dans les églises que des harmonies vocales calmes,
au moins faut-il se féliciter de la destruction du style effronté,
qui a été le résultat de cette décision. Entre deux maux,
estimons-nous heureux de n’avoir que le moindre. Les papes,
d’ailleurs, ont permis depuis longtemps aux femmes de chanter dans
les temples, pensant que leur présence et leur participation au
service religieux n’avaient rien que de naturel, et devaient
paraître infiniment plus morales que le barbare usage de la
castration, toléré et encouragé même par leurs prédécesseurs.
Il a fallu des siècles pour découvrir cela ! Autrefois il
était bien permis aux femmes de chanter pendant l’office divin,
mais à la condition pour elles de chanter mal ; dès que leurs
connaissances de l’art leur permettaient de chanter bien et de
figurer en conséquence dans un chœur artistement organisé, défense
était faite aux compositeurs de les y employer. Il semble, en lisant
l’histoire, que dans certains moments notre art ait eu à subir
l’influence despotique de l’idiotisme et de la folie.
Les chœurs des églises d’Italie sont en général
peu nombreux ; ils se composent de vingt à trente voix au plus,
aux jours des grandes solennités. Les choristes m’ont paru assez
bien choisis ; ils chantent sans nuances, il est vrai, mais
juste et avec ensemble ; et il faut évidemment les placer à
part fort au-dessus des malheureux braillards des théâtres, dont je
m’abstiens de te parler.
Adieu, je te quitte pour écrire encore à Mina ;
serai-je plus heureux cette fois, et me répondra-t-elle enfin ?
Ton ami,
XILEF.
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