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ISSN 2496-9346

dimanche 8 décembre 2019

Jean de Nivelle, Un intérieur en l'an 2000 (1880)

Le dialogue théâtral « Un intérieur en l'an 2000 » paraît sous la signature de Jean de Nivelle, sans doute un pseudonyme, dans Le Soleil. Un médecin de province s’étonne de ne pas avoir son repas servi, discute avec une bonne qui reproche à son maître qu'il « sacrifie aux vieilles coutumes et aux vieux usages, sans avoir l’air de se douter que le monde marche et que nous prenons dans la société, la place qui, jusqu’ici, nous [les femmes] avait été injustement dérobée ».
Un des multiples exemples de ces textes regrettant, à l'avance, un ancien temps où la soupe est servie et chaude et dans lequel les rôles restent traditionnels.
On s’amusera de cette dénonciation du féminisme qui a une résonance tout autre de nos jours et l’on retiendra ces mots de la femme du médecin : « Ni infériorité, ni suprématie, monsieur Lévêque, mais égalité complète devant la loi et devant la science. »

Un intérieur en l’an 2000

Un docteur en médecine quelconque et de n’importe où, M. Lévêque, si vous voulez, médecin de campagne dans un village de France, rentre de tournée, crotté jusqu’à l’échine, trempé jusqu’aux os, épuisé, accablé, affamé. Arrivé devant sa porte, il appelle à plusieurs reprises, restant en selle, jusqu’à ce qu’on vienne lui ouvrir. De guerre lasse, il descend de cheval, juste au moment où la bonne, mettons Justine, c’est un nom comme un autre, apparaît sur le seuil.

JUSTINE. – Ah ! monsieur, comme vous voilà fait. On ne vous prendrait pas avec des pincettes.
LE DOCTEUR LÉVÊQUE. – Ne m’en parle pas, Justine.
JUSTINE. – Je croyais qu’il avait été convenu entre nous, monsieur, qu’en raison de l’éducation que j’ai reçue, vous renonceriez au tutoiement, qui est une forme d’entretien humiliante.
LE DOCTEUR. – C’est juste, et vous seriez bien aimable, Justine, de me dire si le dîner est prêt ?
JUSTINE. – LE dîner ? Est-ce que monsieur y pense ?
LE DOCTEUR. – Comment, j’y pense ; mais je t’affirme, Justine, je vous affirme que je ne pense point à autre chose. Je suis littéralement mort de faim. Pensez donc, dix lieues à cheval, dans cet affreux pays sans routes et sans chemins, cela creuse, et, dîner prêt ou pas prêt, je m’attable. Il y a bien quelque part, quelque chose à se mettre sous la dent.
JUSTINE. – Pas ça, monsieur, mais j’allume mon fourneau, et dans deux heures, si le coeur vous en dit, vous pourrez dire votre Benedicte.
LE DOCTEUR. – Ah ! voilà qui est un peu fort, par exemple ! sept heure du soir, rien sous la dent depuis ce matin, et quand je rentre, maison vide. D’abord, où est madame ?
JUSTINE. – Ah ! madame, elle est bien heureuse.
LE DOCTEUR. – Et qui donc en douterait, Justine ? Est-ce qu’elle n’a pas toutes ses fantaisies ; est-ce que je ne cède pas à tous ses caprices ? Seulement, je trouve qu’on en use un peu légèrement avec moi et que quand j’ai passé une journée dehors, par ce temps, ce serait la moindre des choses de trouver en rentrant la soupe sur la table.
JUSTINE. – Comme monsieur est matériel et se préoccupe peu de la nourriture de l’intelligence !
LE DOCTEUR. – Comment ? que dites-vous là, Justine, la nourriture de l’intelligence ? Mais je n’ai appris, nulle part, que cela pût rassasier un homme affamé.
JUSTINE. – Ah ! monsieur ne marche plus avec son temps, cela se voit. Il sacrifie aux vieilles coutumes et aux vieux usages, sans avoir l’air de se douter que le monde marche et que nous prenons dans la société, la place qui, jusqu’ici, nous avait été injustement dérobée.
LE DOCTEUR. – Qu’est-ce que c’est que tout ce galimatias ? Le couvert, Justine, et sans tarder. Et d’abord que l’on mène la bête à l’écurie. Elle est en sueur et pourrait attraper du mal. Dites à Baptiste qu’il la bouchonne, et si Baptiste n’est pas là, bouchonnez-là vous-même.
JUSTINE. – Moi, monsieur, moi, panser Bichette !
LE DOCTEUR. – Assez, assez, je vous prie, et prévenez madame que je l’attends.
JUSTINE. – Mais madame n’est pas à la maison.
LE DOCTEUR. – Comment, madame n’est pas à la maison ? Mais où diable peut-elle être, à cette heure ? Est-ce que son devoir ne serait pas de m’attendre, quand j’ai trimé toute la journée…
JUSTINE. – Les vilains mots dont vous usez là, monsieur, on voit bien que, de votre temps, l’enseignement secondaire était joliment négligé. Quant à madame, qui me forme et qui m’apprécie, elle assiste en ce moment, à une conférence faite par une dame, sous la présidence du député de la circonscription, sur la nécessité d’instruire les filles comme les hommes. Ah ! monsieur, quel malheur que je ne sois pas née vingt ans plus tôt : C’est moi qui serais savante et qui dévorerais les bibliothèques au lieu de passer les journées à faire le ménage, la cuisine et aussi à décrotter vos bottes qui n’ont plus figure humaine.
LE DOCTEUR. – Assez, à la fin, il faut que cela cesse. Je suis mort de faim, et il faut que je mange ; donc, sers-moi.
JUSTINE. – Encore ce tutoiement, monsieur !
LE DOCTEUR, furieux. – Au diable la pécore ! Que l’on m’obéisse et rondement ! Où en sommes-nous, mon Dieu ! Où allons-nous ? Des femmes savantes et des bonnes raisonneuses, quand il n’y a pas, dans la commune, un chemin praticable pour un honnête homme et son cheval. (En ce moment entre Mme Lévêque) Ah ! c’est vous, ma chère ? Franchement, je suis heureux de vous voir. M’expliquerez-vous…
Mme LÉVÊQUE. – Quoi donc, monsieur ?
LE DOCTEUR. – Comment, quoi donc ? Mais vous ne voyez donc pas qu’il est sept heures du soir, que je suis rompu, que je n’ai rien goûté depuis ce matin, et qu’il n’y a rien, ni couverts sur la table, ni nourriture à la cuisine.
Mme LÉVÊQUE. – Oh ! Mon ami, quel homme vous faites, et que vous seriez autre, si, au lieu de passer votre temps à faire des scènes, vous preniez quelque part au mouvement intellectuel qui entraîne notre pays vers des destinées nouvelles.
LE DOCTEUR. – Après dîner, Joséphine, je ne dis pas ; mais, en ce moment, j’aimerais mieux prendre autre chose.
Mme LÉVÊQUE. – Mon bon ami, j’ai commandé le dîner exceptionnellement pour huit heures ; ne pouvez-vous attendre jusque-là, sans faire la grimace ? Ah ! Si vous saviez quelles belles choses je viens d’entendre !
LE DOCTEUR. – Voulez-vous ma façon de penser ? Je m’en bats l’oeil, et n’y eût-il qu’un œuf dans toute la maison, que je le préférerais, pour le moment, à toutes vos simagrées.
Mme LÉVÊQUE. – Mes simagrées, il a dit mes simagrées ! Mais malheureux, vous n’avez donc jamais entendu Melle Léocadie ?
LE DOCTEUR. – Melle Léocadie, connais pas.
Mme LÉVÊQUE. – Vous ne connaissez pas Melle Léocadie, une jeune personne de Paris, ayant tous ses diplômes, et qui, en une heure et demie, vient de nous confondre par son savoir. Ah ! M. Lévêque, quelle belle chose que la science !
LE DOCTEUR. – Je ne dis pas, je ne dis pas et d’autant plus belle pour nous qu’elle aide à faire marcher la maison ; mal c’est vrai, mais ce n’est pas ma faute.
Mme LÉVÊQUE. – Que de siècles perdus, jusqu’à ce jour, et que de réformes à faire, en tout et partout, jusque dans la médecine.
LE DOCTEUR. – Ah ! Bah !
Mme LÉVÊQUE. – Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous croyez tout savoir, monsieur Lévêque, eh bien ! Vous ne savez rien, et c’est pour vous prouver votre ignorance que l’État s’est enfin décidé à nous faire instruire nous-mêmes.
LE DOCTEUR. – Je ne dis pas le contraire, mais enfin vous comprendrez bien, ma chère, qu’à certaines heures, le savoir ne remplace point la broche, quand on a, comme moi, l’estomac dans les talons.
Mme LÉVÊQUE. – Monsieur Lévêque, vous ne m’avez jamais comprise.
LE DOCTEUR. – Et je vous comprends de moins en moins, car enfin, vous devriez savoir, madame, malgré toutes les sottises dont on vous farcit l’intelligence, qu’une femme se doit à son mari, avant d’aller entendre les billevesées d’une demoiselle Léocadie.
Mme LÉVÊQUE. – Les billevesées de Léocadie ! Et voilà comme un médecin traite la science ! Monsieur Lévêque, j’ai le regret de vous le dire ; mais si cela continue, nous divorcerons. Les billevesées de Léocadie !
LE DOCTEUR. – Comme vous voudrez. Aussi bien j’aime autant vivre à l’auberge. Peut-être aurai-je des chances de trouver le dîner prêt en revenant de course. A moins cependant que la femme de l’aubergiste ne se mette également en tête d’abandonner sa cuisine pour les conférences. Ah ! Çà, définitivement, dînons-nous ?
Mme LÉVÊQUE. – Oh ! Les hommes, les hommes, les hommes…
LE DOCTEUR. – Et caetera, le reste comme dans le Mariage de Figaro, un changement de sexe et voilà tout. Après tout, madame, c’est peut-être ce que vous rêvez.
Mme LÉVÊQUE. – Nous rêvons quelque chose de mieux que cela. Ni infériorité, ni suprématie, monsieur Lévêque, mais égalité complète devant la loi et devant la science.
LE DOCTEUR. – Et pourquoi pas devant la nature, Joséphine, pendant que vous y êtes ? Mais, dites-moi, depuis ce matin, vous n’avez pas été sans prendre quelque chose, ou vous auriez eu grand tort. Il ne faut pas jouer avec l’hygiène, ma chère, fût-ce pour entendre tous les orateurs de votre sexe parler sur tout ce qu’ils savent et aussi sur ce qu’ils ignorent ; aussi, vous me permettrez de sonner Justine. (Il sonne. Justine paraît.) Est-ce prêt ?
JUSTINE. – la soupe est sur la table.
LE DOCTEUR. – Il n’est pas trop tôt. Et Bichette ?
JUSTINE. – Baptiste lui a donné une demi botte.
LE DOCTEUR. – Qu’il l’a donne toute entière ; elle ne l’a pas volée, la pauvre bête. Quels chemins, ma chère, quels chemins ! Et dire que conseillers d’arrondissement, conseillers généraux, députés, etc. se moquent de cela comme de l’an quarante !
Mme LÉVÊQUE. – Dame ! Ils ne peuvent pas tout faire à la fois. Ils nous émancipent, M. Lévêque, et cela suffit à leur gloire. Plus tard ils s’occuperont des chemins.
LE DOCTEUR. – Quand vous serez à la Chambre.
Mme LÉVÊQUE. – Et pourquoi pas ?
LE DOCTEUR. – Ou bien quand vous ferez mes visites. En attendant, je suis rendu, ma chère, et si vous le voulez bien, nous passerons dans la salle à manger. (On sonne à plusieurs reprises.)
JUSTINE. – Ce sont des malades qui viennent pour consulter.
LE DOCTEUR. – Adressez-les à Melle Léocadie. Ce potage vous a un parfum...
Mme LÉVÊQUE. – Matérialiste ! Comme il est temps que nous changions tout cela.

Jean de Nivelle, « Un intérieur en l’an 2000 », in Le Soleil, huitième année, n° 23, 24 janvier 1880.




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