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ISSN 2496-9346

lundi 16 décembre 2019

Marcel-Roland, Comment on vivra dans un quart de siècle (1928)

De Marcel Roland (ici orthographié "Marcel-Roland"), on connaît plusieurs textes d'anticipation dont la trilogie Le presqu’homme, Roman des "Temps Futurs" (1905, 1907) ; Le déluge futur, Journal d’un survivant (1910) et La conquête d’Anthar (1913).
En 1928, il propose dans La Liberté un texte de prospective dans lequel il imagine la vie en l'an 1955. Le sur-titre "Que nous réserve la science?" oriente vers une forme de merveilleux-scientifique et l'on y retrouve de nouveaux moyens de transports, des extrapolations des découvertes en cours touchant aussi bien à l'alimentation qu'à la musique.


Que nous réserve la science ?

Comment on vivra dans un quart de siècle 
 
par Marcel-Roland

L'avion-cabriolet s'est posé avec douceur sur la terrasse d'atterrissage de la banque Arnold et Cie, et le banquier en sort, jeune et vif, costume de golf. Une minute plus tard, exactement, il est dans son cabinet de travail.
Il fait sur les Champs-Elysées un temps splendide de juin. Arnold ôte son veston. Il se sent heureux pour cinq minutes... exactement, car il vient, en avion, d'achever dans sa tête un poème, et de lire que la Sifo (Société Industrielle pour la fabrication des œufs) doublera son dividende cette année... Tout va bien, la vie est belle. Au travail !


Le travail

Arnold met la prise de courant à son appareil d'ondes musicales, qui va lui jouer en sourdine quelque mélodie nonchalante venue d'Hawaï, cependant qu'aidé de son secrétaire il dépouillera son courrier.
Dans le porte-voix de la machine à dicter s'inscrivent leurs réflexions, aussitôt notées sur un disque phonographique. Joyeux travail dans la fumée des cigarettes, qu'additionne une substance légèrement excitatrice des fonctions cérébrales.

Audience à l'univers

9 h. 45... exactement. C'est l'heure du téléviseur radiophonique, d'après les travaux de Hertz, Branly, Edouard Belin.
Arnold s'est assis dans un coin obscur de la pièce. Devant lui, trois choses, trois simples objets : l'écran, grand comme une glace de salle de bain ; l'entonnoir qui va lui parler ; le disque à microphone qui boira ses réponses. Interlocuteur : le monde entier.
Par le miracle de la nouvelle physique des ondes, l'univers est admis à défiler entre ces quatre murs.
D'abord Londres : sur l'écran surgit la silhouette d'un banquier de la City, qui, là-bas, d'une bague où le diamants brille, salue Arnold. C'est la vie même, avec ses couleurs naturelles. Arnold enregistre les ordres de Bourse que lui passe le haut-parleur aux inflexions provisoirement britanniques. Maintenant, il a « pris » Melbourne en Australie. Quelqu'un en bras de chemise — comme lui — dans un bureau pareil au sien (ce vieux Parker Smithson) lui donne des cours de coton et de laine. Ensuite il « prend » Saïgon, d'où lui viennent les derniers cours cotés sur les riz. Et il « prend » Vienne, où une exquise femme blonde, qui sourit sur l'écran avec la netteté d'une réclame pour dentifrice, lui confie par l'entonnoir d'ébonite des projets de théâtre. Ils causent tranquillement, lui dans son fauteuil, elle sur son divan. Paris ni Vienne n'existent, ni les distances. Les ondes ont tout rapproché, pont suspendu jeté sur les deux rives d'un ancien abîme.
— C'est entendu, cher ami, je viendrai à l'automne jouer votre acte en vers.

Chiffre et poésie

Car Arnold, banquier, est en même temps poète. Un cerveau unique ? Fi ! c'était bon pour les grossiers hommes de jadis ! De 18 heures le soir au lendemain 9 heures... exactement, son cerveau vit sur le plan du rêve. Le reste est abandonné au Chiffre, roi du monde matériel. On a fait deux parts de la vie de l'esprit, l'une pour le réel, l'autre pour l'idéal.

Les grandes découvertes

Sa station à l'écran terminée, Arnold est retourné vers son bureau. Une machine à sténographier sous les doigts, il note au vol les nouvelles qu'aboie sans arrêt le terrible haut-parleur, porte-parole de la planète. Il en est, de ces nouvelles, qui influenceront tout à l'heure la Bourse. C'est un défilé de l'industrie mondiale : le caoutchouc synthétique, qu'on fabrique un peu partout avec des produits extraits de la houille ; le pétrole artificiel, aussi distillé de la houille, et qui inonde l'univers... Le charbon a livré aux savants son âme huileuse et subtile. Mûries par une longue macération dans le sol, les forêts primitives ont confié leurs secrets aux chimistes. L'homme a mis la nature en formules, et dressé des autels à la déesse Synthèse.
Le haut-parleur, de sa voix infatigable, raconte la constitution d'un trust destiné à exploiter l'idée de l'illustre George Claude : transformer l'Océan en station centrale de vapeur, grâce à la différence de température des eaux de l'hémisphère austral et de l'hémisphère boréal. La mer fournira gratuitement de quoi faire tourner sans fin des turbines. Quel rêve !... Mais on fera mieux encore, oh ! oui... Et Arnold, renversé sur son fauteuil, ferme un instant les yeux...

Oui, l'on fera mieux !

Ah ! le monde futur, régi par la Science..., quand on appliquera à l'industrie, au chauffage, aux usages domestiques, le feu central tiré de la Terre ! Quand le mouvement des marées fera marcher des machines. Quand on désintégrera la matière... Un morceau de fer quelconque, le vide, la pression, la chaleur désagrégeront ses éléments constitutifs. Il s'évaporera, vraie bulle de savon. Et le peu d'énergie qu'il représentait, recueilli dans une éprouvette, servira à refaire par le procédé inverse un autre morceau de fer, d'argent, de pierre ou d'or !

Et l'on mettra tout ça en Sociétés anonymes, en actions qui montent ou laissent, comme des ascenseurs !
Arnold rouvre les yeux... Un vers de Baudelaire lui passe à l'esprit. Le pouls du monde bat dans les appareils enregistreurs. Midi. Les ronrons étouffés des avions plus nombreux envahissent la baie ouverte. Métropolis va déjeuner !

Pilules, travail, musique

Arnold passe dans la salle à manger, où l'attendent sa femme et quelques pilules nutritives d'après la formule de Berthelot, arrosées d'un verre à liqueur de Clos-Vougeot, car les vieux crûs français sont toujours en honneur.
Puis, c'est l’après-midi farouche, aux prises ;avec le chiffre. Et le soir, vient l'heure du salon-laboratoire, sous les lampes qui ne contiennent plus de filaments, mais seulement des gaz rendus fluorescents par l'effluve électrique. Les appareils récepteurs et émetteurs sont rangés autour des murs à peine ornée de gravures anciennes. Là, plus de solitude : on tient ville et campagne à sa merci. Ce vieux parent de province, qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, correspond à un numéro sur un cadran. Nul, dans le royaume des vibrations, n'a le droit de se dire seul.

La musique nouvelle

Et soudain, Mme Arnold s'assoit à sa harpe. Sa harpe sans cordes, selon la méthode que, les premiers, le Français Givelet et le Russe Thérémin réalisèrent. Devant l'instrument producteur d'ondes électro-magnétiques, la main gauche étendue horizontalement, la main droite, crispée sur un invisible clavier vertical, Mme Arnold joue un Nocturne que le haut-parleur module avec toutes ses nuances. Et durant un quart d'heure... exactement, les deux époux sont heureux ensemble.

Nous, les ancêtres...

Ainsi passe la vie, vers l'an 1955... Et quand vient le moment du sommeil, Arnold regarde au-dessus de son lit ses portraits de famille, ses parents qui ne connurent, les malheureux ! que les premiers balbutiements d'une science encore en enfance : téléphone avec fil, transports souterrains, chauffage au charbon, cuisine au gaz, tous ces misérables moyens d'existence ! La voix nuancée d'une pitié indulgente, il murmure avant de s'endormir :
— Tout de même, c'étaient de braves !



Marcel-Roland, « Comment on vivra dans un quart de siècle »,
in La Liberté, n° 23439, 23 mars 1928.








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