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Euphonia
Nouvelle de l’avenir
PARIS.
(Un salon splendidement meublé).
MINA (seule).
Ah ça ! mais, il me semble
que je vais m’ennuyer ! Ces messieurs se moquent-ils de moi !
Comment ! pas un d’eux n’a encore songé à me proposer
quelque chose d’amusant pour aujourd’hui ! Me voilà seule,
abandonnée depuis quatre longues heures. Le baron lui-même, le plus
attentif, le plus empressé de tous, n’est pas encore venu !...
Peut-être ont-ils bien fait, ma foi, de me laisser tranquille ;
ils sont si cruellement sots tous ces beaux qui m’adorent.
Ils ne savent jamais que parler que de fêtes, de courses,
d’intrigues, de scandales, de toilette ; pas un mot qui décèle
l’intelligence ou le sentiment de l’art, rien qui vienne du cœur.
Et je suis artiste avant tout, moi, et artiste par... l’âme,
par... le cœur. D’où vient que j’hésite à le dire ?...
Suis-je bien sûre, dans le fait, d’avoir un cœur et une âme ?...
Peuh ! Voilà déjà que je ne me sens plus le moindre amour
pour Xilef. Je n’ai pas même répondu à ses brûlantes lettres.
Il m’accuse, il se désespère, et je pense à lui... quelquefois,
mais rarement. Allons, ce n’est pas ma faute, si, comme dit mon
imbécile de baron, les absents ont toujours tort, et
les présents sont toujours acceptés. Je ne suis pas chargée
de refaire le monde. Pourquoi est-il parti ? Un homme qui aime
bien ne doit jamais quitter sa maîtresse ; il doit ne voir
qu’elle au monde, et compter tout le reste pour rien.
FANNY (entrant).
Madame, voici vos journaux et
deux lettres.
MINA (ouvrant un journal).
Voyons !... Ah ! la
fête de Gluck à Euphonia dans huit jours ! J’y veux aller,
j’y chanterai. (Lisant.) « L’hymne composé par Shetland
occupe toute la ville, est le sujet de toutes les conversations. On
n’a jamais encore, pensons-nous, exprimé plus magnifiquement un
plus noble enthousiasme. Shetland est un homme à part, un homme
différent des autres hommes par son génie, par son caractère, par
le mystère de sa vie. » Fanny, appelez ma mère.
FANNY (en sortant).
Madame, vous ne lisez pas vos
lettres ; je crois qu’il y en a une de votre fiancé, M.
Xilef.
MINA (seule).
Mon fiancé ! Le drôle de
mot. Ah ! que c’est ridicule un fiancé ! Mais il peut
aussi m’appeler sa fiancée ! Je suis donc ridicule !
Sotte fille, avec ses termes grotesques ! Tout cela me déplaît,
me crispe, m’exaspère ........................... Elle n’a que
trop bien deviné. Oui, cette lettre est de mon fidèle Xilef. C’est
cela... des reproches... ses souffrances... son amour………
toujours la même chanson… Jeune homme ! tu m’obsèdes.
Décidément, mon pauvre Xilef, te voilà flambé ! Eh ! au
fait, ils sont insupportables, ces êtres éternellement passionnés !
Qui est-ce qui les prie d’être constants ?… Qui l’a prié
de m’adorer ?... Qui ?... Eh ! mais, c’est moi, ce
me semble. Il n’y songeait pas. Et maintenant qu’il a perdu pour
moi le repos de sa vie (phrase de romans)... c’est un peu leste de
le planter là ! Oui, mais... on ne vit qu’une fois.
Voyons l’autre missive !
(Riant). Ah ! ah ! voilà une épître laconique !
Un cheval, très-bien dessiné, pardieu, et pas un mot. C’est à la
fois une signature et une phrase hiéroglyphique ! Cela signifie
que je suis attendue pour une course au bois par mon animal de baron.
Il courra sans moi. (Madame Happer s’avance pesamment.) Mon
Dieu, ma mère, que vous êtes lente à venir quand je vous appelle !
Je suis ici à me morfondre depuis plus d’une demi-heure. Je n’ai
pas de temps à perdre cependant !
MADAME HAPPER.
De quoi s’agit-il donc, ma
fille ? quelle nouvelle folie allez-vous entreprendre ?
Vous voilà bien agitée !
MINA.
Nous partons !
MADAME HAPPER.
Vous partez !
MINA.
Nous partons, ma mère !
MADAME HAPPER.
Mais je n’ai pas envie de
quitter Paris, je m’y trouve fort bien ; surtout si, comme je
le soupçonne, c’est pour aller rejoindre votre pâle amoureux. Je
le répète, Mina, votre conduite est impardonnable, vous manquez à
ce que vous me devez et à ce que vous devez à vous-même. Ce
mariage ne nous convient en aucune façon, ce jeune homme n’a pas
assez de fortune ! Et puis il a des idées, des idées si
étranges sur les femmes ! Tenez, vous êtes folle, trois fois
folle, pardonnez-moi de vous le dire, et même niaise, avec tout
votre esprit et tout votre talent. On n’a jamais vu d’exemple
d’un tel choix, ni d’une telle manie d’épousailles. Je pensais
pourtant que la société brillante que vous voyez habituellement ici
vous avait un peu remise sur la voie du bon sens ; mais il
paraît que vos caprices sont des fièvres intermittentes et que
voilà l’accès revenu.
MINA (s’inclinant avec un
respect exagéré).
Ma respectable mère, vous êtes
sublime ! Je ne dirai pas que vous improvisez à merveille, car
c’est, j’en suis sûre, pour préparer ce sermon que vous m’avez
tant fait attendre ! N’importe, l’éloquence a son prix.
Mais vous prêchiez une convertie. Or donc, nous partons ; nous
allons à Euphonia ; je chante à la fête de Gluck ; je ne
pense plus à Xilef ; nous changeons de nom pour nous mettre,
dans le premier moment, à l’abri de ses poursuites ; je
m’appelle Nadira, vous passez pour ma tante ; je suis une
débutante autrichienne, et le grand Shetland me prend sous sa
protection ; j’ai un succès fou ; je tourne toutes les
têtes ; pour le reste... qui vivra verra.
MADAME HAPPER.
Ah ! mon Dieu, bénissez-la !
Je retrouve ma fille. Enfin la raison... embrasse-moi, ma toute
belle. Ah ! j’étouffe de joie ! Plus de ces sottes
opinions sur de prétendues promesses ! A la bonne heure !
Oui, partons. Et ce petit niais de Xilef qui se permettait de songer
à ma Mina et de vouloir me l’enlever. Ah ! que j’aie au
moins le plaisir de lui dire son fait, à cet épouseur ; c’est
moi que cela regarde, et je vais... Morveux ! une cantatrice de
ce talent, et si belle ! Oui, mon garçon, elle est pour toi,
va, compte là-dessus. En dix lignes je le congédie ; dans deux
heures nos malles sont faites, notre navire de poste est prêt, et
demain à Euphonia, où nous triomphons, pendant que le petit
monsieur nous poursuivra dans la direction contraire. Ah ! je
vais lui donner des nœuds à filer. (Madame Happer sort en
soufflant comme une baleine, et en faisant des signes de croix.)
FANNY (qui est rentrée depuis
quelques instants).
Vous le quittez donc, madame ?
MINA.
Oui, c’est fini.
FANNY.
O mon Dieu, il vous aime tant, et
il comptait tant sur vous ! Vous ne l’aimez donc plus, plus du
tout ?
MINA.
Non.
FANNY.
Cela me fait peur. Il arrivera
quelque malheur ; il se tuera, madame.
MINA.
Bah !
FANNY.
Il se tuera, cela est sûr !
MINA.
Assez, voyons !
FANNY.
Pauvre jeune homme !
MINA.
Ah ça, vous tairez-vous,
idiote ? Allez rejoindre ma mère et l’aider à faire nos
préparatifs de départ. Et pas de réflexions, je vous prie, si vous
tenez à rester à mon service. (Fanny sort.)
MINA (seule).
Il se tuera !... Ne
dirait-on pas que je suis obligée... D’ailleurs est-ce ma faute...
si je ne l’aime plus ! »
Elle se met au piano et vocalise
pendant quelques minutes ; puis ses doigts, courant sur le
clavier, reproduisent le thème de la première symphonie de Shetland
qu’elle a entendue six mois auparavant. Et elle murmure en jouant :
« Réellement c’est beau cela ! Il y a dans cette
mélodie quelque chose de si élégamment tendre, de si
capricieusement passionné !... » Elle s’arrête... Long
silence... Elle reprend le thème symphonique : « Shetland
est un homme à part !... différent des autres hommes... par
son génie, son caractère (jouant toujours) et le mystère de
sa vie... (elle prend le mode mineur) il ne m’aimera jamais, au
dire de Xilef ! » Le thème reparaît fugué, disloqué,
brisé. Crescendo. Explosion dans le mode majeur. Mina s’approche
d’une glace, arrange ses cheveux en fredonnant les premières
mesures du thème de la symphonie... Nouveau silence. Elle aperçoit
la lettre du baron qui contient un cheval dessiné au trait ;
elle prend une plume, trace sur le col de l’animal une bride
flottante, et sonne. Un domestique en livrée paraît. « Vous
rendrez ceci au baron, lui dit-elle, c’est ma réponse. (A
part.) Il est assez bête pour ne pas la comprendre.
FANNY (entrant).
Madame, tout est prêt.
MINA.
Ma mère a-t-elle écrit à ... ?
FANNY.
Oui, madame, je viens de porter
sa lettre à la poste.
MINA.
Montez toutes les deux dans le
navire, je vous suis. »
La femme de chambre s’éloigne.
Mina va s’asseoir sur un canapé, croise ses bras sur sa poitrine
et demeure un instant absorbée dans ses pensées. Elle baisse la
tête, un imperceptible soupir s’échappe de ses lèvres, une
légère rougeur vient colorer ses joues ; enfin saisissant ses
gants, elle se lève et sort, en disant avec un geste de mauvaise
humeur : « Eh ! ma foi, qu’il s’arrange ! »
A suivre !