Les folklores régionaux regorgent de textes dans lesquels on rencontre diverses tentatives de voyages vers les cieux. Ils penchent souvent vers le fantastique des légendes ou vers la satire.
Par hasard je suis tombé sur le titre "Les Balzaciens dans la Lune". Dans un premier temps on pourrait croire que les exégèses et glossateurs de la Comédie humaine sont fort distraits ou perdus dans leurs pensées. il n'en est rien : il s'agit bien de gens tout à fait normaux que ces Balzaciens (ou Balzatois) et voici pourquoi il s'agit ici d'un space opera complètement avorté qui n'entre qu'imparfaitement dans le cadre du challenge Summer Star Wars VI de M. Lhisbei (mais cela le fera plus rire que les indigestes ouvrages que je présenterai dans quelques jours ;-) ).
Reprenons donc.
Balzac est une commune située en Charente. Les habitants ont pour noms les Balzatois. En 1877, Jean Condat publie, sous le pseudonyme de J. Chapelot, les Contes balzatois (contes bilingues patois/français) dans lesquels il se moque des habitants de Balzac. Je pensais trouver dans ce volume "Les Balzatois dans la Lune" mais Gallica ne propose que l'édition de la reliure de Contes Balzatois, journal hebdomadaire paraissant le dimanche mais pas le recueil en deux volumes paru aux éditions Decaux (1877-1878) illustré par Benjamin Gautier. "Les Balzatois dans la Lune" y est-il sous ce titre ou un autre titre?
C'est sous ce titre que ce conte est reproduit dans Le Légendaire des provinces françaises à travers notre folklore de Roger Dévigne (éditions Horizons de France, 1950).
Il semble que l'Encyclopédie Bonneton Charente (éditions Christine Bonneton, 2009) propose aussi une version sous le titre "Pourquoi les habitants de Balzac ne sont-ils jamais arrivés sur la Lune?"
Je me suis rabattu sur le recueil de Laurence Camiglieri, Contes et légendes du Poitou et des Charentes, Fernand Nathan, 1981 pour présenter cet amusant petit texte qui montre que le rêve du voyage vers la Lune dépasse largement le cadre de la science-fiction.
Les
Balzaciens dans la Lune
Il
en arriva une bien bonne à Balzac, petite bourgade de l'Angoumois où
se trouvait un jeune garçon, le plus incorrigible farceur que la
terre eût porté. Ayant pour lui les rieurs, il ne comptait plus ses
amis. Ensemble, ils s'amusaient de la naïveté de certains et se
plaisaient fort à la souligner malicieusement. C'est ainsi que, à
l'époque où l'on ne lisait pas les journaux, ne se déplaçait pas
facilement, et que les conteurs devaient s'ingénier pour égayer les
veillées à trouver mille et une histoires, les habitants de Balzac
devinrent les héros d'un cycle en patois des Charentes.
Donc,
en ce temps-là, on ne quittait guère son village et la connaissance
qu'on avait du monde extérieur était des plus étroites.
Les
habitants de Balzac rêvaient d'aller ailleurs. Pourquoi pas dans la
lune ? Notre jeune farceur ne trouva rien de mieux que
d'exploiter ce désir et de les persuader que la chose n'était pas
impossible.
-
Et comment ferons-nous? lui répliquèrent quelques-uns.
-
Ne nous occupons pas des détails, songeons au principal, répondit
le farceur. Et d'abord attendons que la lune soit pleine, ainsi, elle
pourra porter tout le monde, y compris femmes, vieillards et enfants.
Voulez-vous donc que, faute de place, certains d'entre nous soient
privés d'un spectacle qui promet d'être beau ?
Vous
le croirez si vous voulez, ce fut le maire qui se montra le plus
enthousiaste: il alla jusqu'à demander de se trouver à la tête de
l'expédition. Allez donc refuser quelque chose au premier personnage
de la ville ! Mais lui aussi ne manqua pas de poser la question:
-
Comment allons-nous nous y prendre ?
Le
jeune garçon daigna lui répondre :
-
Quand la lune sera bas, sur l'horizon, nous mettrons bout à bout
toutes nos échelles et nous finirons bien par l'atteindre.
-
Voilà une idée que je n'aurais pas eue et à laquelle l'applaudis,
s'écria le maire. Je vais, en conséquence, donner l'ordre de
réquisitionner toutes les échelles de Balzac.
Ainsi
fut fait. Quant à la manière de les emmancher les unes dans les
autres, rien ne parut plus facile aux Balzaciens qui mirent pourtant
un certain temps. Enfin, lorsque tout sembla au point et que la lune
se leva, ronde i souhait, ils commencèrent à monter les fameuses
échelles à la queue leu leu, le maire en tête, naturellement, et
notre jeune farceur en dernier. Il y eut bien quelques bousculades,
quelques récriminations, mais chacun sait que les Charentais sont
gens patients et peu pressés.
Quand
au bout d'un long moment, consciencieusement, les premiers furent
arrivés aux dernières échelles, ceux du bas demandèrent, en
mettant leur main en porte-voix :
-
Monsieur le Maire, êtes-vous
dans la lune?
Sa
réponse leur arriva lointaine et comme enveloppée de brume et il
fallut qu'il la répétât plusieurs fois tant elle eut du mal à
être entendue et comprise :
-
Pas encore, pas encore... L'échelle n'est pas assez longue.
Alors,
ceux qui avaient posé la question froncèrent les sourcils et
s'arrêtèrent de monter, déconcertés et pris d'une hésitation. La
situation était-elle donc si compliquée et dangereuse au point
qu'ils ne pouvaient continuer leur ascension ? L'échelle pas assez
longue !
Devant
cette constatation inattendue, ils ne purent maîtriser leur
déception et comprirent qu'il leur était tout à fait impossible de
mettre un terme à leur exploit, sous peine de perdre jusqu’à leur
propre estime. Alors que faire? Car il fallait bien se rendre à
l'évidence : il ne restait plus une échelle disponible à Balzac.
Le
maire réfléchissait, lui aussi, à cette épineuse question. Il en
tremblait. Tout à coup,: il eut une idée:
-
Écoutez-moi, cria-t-il aussi fort qu'il put. Écoutez- moi, toutes
les échelles qui sont en bas et qui ne servent plus à rien
maintenant que nous sommes presque tous en haut, apportez-les-moi...
Point
n'est besoin de dire que les Balzaciens mirent un certain temps à
comprendre. Après bien des avis, il fut décidé d'obéir à
Monsieur le Maire.
Lentement,
ils s'emparèrent donc des échelles du bas qui soutenaient toutes
les autres. Hélas! tout le monde dégringola aussitôt, sauf ceux
qui, plus rusés, tel notre farceur, avaient sauté avant
l'opération.
Et
voilà pourquoi, dit-on, les habitants de Balzac renoncèrent, pour
un temps, à aller dans la lune.
Laurence
Camiglieri, Contes et légendes du Poitou et des Charentes,
Fernand Nathan, 1981
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