L'ombre
sur le livre
La
langue, enseignait Esope, est à,
la
fois ce qu’il y a de meilleur et ce qu’il y a de pire. La même
chose pourrait assurément se dire du livre, qui n’est autre, à le
bien comprendre, que de la langue en conserve, de la confiture de
parole, si l’on préfère. Par conséquent, le bienfait du livre
est immense et le mal qu’il peut répandre a une force de diffusion
non moins immense.
On
a toujours signalé les victimes
du livre.
Cela s’entend généralement, au moral, des personnes que leurs
lectures ont égarées hors du chemin de la raison ou de la vertu.
Mais, en qualité de médecin, j’ai en vue d’autres victimes du
livre, celles qui le sont au physique ; celles à qui le livre
matériel.
le
« bouquin », assez bien nommé parce qu’il est souvent aussi sale
et malodorant qu’un bouc, apporte des maladies infectieuses.
Il
n’est pas question de troubler les bibliophiles qui chassent
l’introuvable exemplaire d’une édition précieuse. Outre que les
livres qu’ils feuillettent dans les librairies spéciales et dans
les boîtes des quais ont été purifiés par un très long sommeil
sur des rayons oubliés, les chasseurs eux-mêmes, qui sont des
adultes, doivent être considérés comme suffisamment immunisés et
« mithridatisés » par la lente adaptation aux poisons de
la vie. Au demeurant, ils consentent à courir quelques périls,
insignifiants au regard des joies que leurs découvertes leur
procurent.
Mais
c’est à l’enfance qu’il faut songer ;
à
l’enfance qui est l’âge éminemment vulnérable, qui est guettée
par les maladies transmissibles dont l’homme fait a épuisé les
risques.
Le
livre véhicule de la pensée, rien de mieux ; le livre véhicule des
contagions, rien de pire. Aucune raison d’économie ne saurait
prévaloir contre le soin élémentaire de donner à chaque écolier
des livres neufs, et non des bouquins d’occasion passés de main en
main. Il paraît pourtant que ce transfert de livres usagés,
provenant la plupart du temps d’inconnus, est d’un usage courant
!
Les
mœurs ont de ces illogismes. Les hygiénistes interdisent à juste
raison les baisers donnés aux enfants par des personnes étrangères
à leur famille.
La
maman qui conduit son fils à l’école lui fait d’excellentes
recommandations pour qu’il n’échange pas, par méprise ou par
jeu, sa casquette ou son béret avec le couvre- chef d’un petit
camarade qui pourrait avoir la gourme ou des parasites. Et pourtant
ces contacts, directs ou par l’intermédiaire d’objets, sont
rares, accidentels et fugitifs.
Nous
avons tous été écoliers et nous avons tous jeté les yeux sur des
écoliers apprenant leurs leçons, faisant leurs devoirs, ou
profitant de l’inattention du surveillant pour bavarder et bayer
aux corneilles. Considérez celui-ci qui s’abrite derrière un
traité d’arithmétique pour étouffer un bâillement, un
éternuement, une quinte de toux, une confidence coupée de rires que
le voisin doit seul entendre. Considérez cet autre qui cherche
laborieusement dans le dictionnaire la signification d’un mot rare
ou l’aoriste d’un verbe irrégulier ; vous le voyez délicatement
mouiller son pouce de salive pour tourner les pages rétives.... Cela
fait à la longue une tache légère au coin des feuillets, une ombre
sur le livre ; et le dictionnaire passant de main en main, de doigt
mouillé en doigt mouillé, se charge d’empreintes superposées qui
donneraient de l’embarras à M. Bertillon lui-même.
L’élève
qui a éternué dans son livre déclarera peut-être une rougeole
dans une dizaine de jours et, dans ce cas, il est déjà contagieux ;
l’élève qui a toussé montrera peut-être une coqueluche dans
deux semaines, et il est dangereux déjà.
Je
ne voudrais pas noircir le tableau ; il y a heureusement des
bactéries qui, déposées sur le papier, n’y vivent pas longtemps
et sont rapidement détruites. Mais il y en a aussi qui, desséchées
comme des poussières mortes, se remettent pourtant à vivre, bien
des mois après, à la faveur d’un peu d’humidité. Le dernier
pouce mouillé qu’on traîne sur la cornière des pages et qu’on
reporte ensuite à la bouche a ramassé tout cela.... Il serait
catastrophique, songeons-y, que l'enfant
sans défiance prit ainsi la tuberculose ou la fièvre typhoïde.
De
la longévité des microbes desséchés, on a des exemples
stupéfiants. Et l’on connaît des épidémies de scarlatine qui
durent leur origine à de petits lambeaux épidermiques tombés de la
peau des scarlatineux convalescents et conservés dans les bouquins.
Pour
comble d’infortune, les livres les plus dangereux sont, bien
entendu, les meilleurs, les plus indiqués dans les programmes
d’instruction, parce qu’ils sont les plus étudiés et les plus
lus. On risque tout autant de s’intoxiquer avec un Traité de
botanique qu’avec des champignons qu’on ne connaît pas et qu’il
apprend à connaître, avec un recueil de problèmes sur les racines
carrées, qu’avec des racines de ciguë et d’aconit. Le doux
Virgile lui-même peut cacher du venin sous les feuilles de l'Enéide,
comme l’herbe la plus inoffensive cache un serpent, latet
anguis in herba.
Et le studieux lycéen, en apprenant par cœur dans son « Théâtre
classique » le cinquième acte de Britannicus,
risque
d’y trouver un poison que Néron n’y fit point verser.
Tout
cela, parce que ses parents, qui veillent à ce qu’il se serve
d’une brossé à dents strictement personnelle, n’ont pas été
suffisamment prévenus que le livre usagé équivaut à peu près,
sous le rapport de la propreté, à la brosse de tout le monde.
Encore
est-il facile de laver un objet usuel, de le désinfecter, de le
faire bouillir. Le livre, lui, est pratiquement réfractaire à la
stérilisation, et un passage à l’étuve ne peut être qu’un de
ces simulacres de désinfection dont une hygiène de façade se
contente et qui nous procurent un fallacieux sentiment de sécurité.
On
ne saurait envisager l’exposition à la chaleur humide, héroïque
tueuse de microbes à la vérité, mais aussi fort ennemie du papier,
et d’où le livre sortirait peut-être parfaitement stérile, mais
radicalement inutilisable. Force est donc d’employer l'étuve
sèche... qui tue les microbes sur la couverture et sur la tranche du
bouquin, mais est bien loin de détruire tous ceux qui pullulent
entre les feuillets. A moins que l’on ait la patience de remettre
au four le livre ouvert, autant de fois qu’il est nécessaire pour
chauffer également toutes les pages. Mais, par ce procédé, combien
faudrait-il de temps pour étuver un dictionnaire, et quel serait le
prix de cette ahurissante opération ? Le livre tout neuf est à coup
sûr meilleur marché.
Personnellement,
si j’avais dû utiliser pour mes études des livres déjà
feuilletés, par des mains d’étrangers et d’inconnus, j’ai
l’impression que j’aurais eu pour eux du dégoût et de l'hostilité. Je ne me flatte pas de n’avoir manipulé que des livres
neufs : deux frères m’avaient précédé sur le chemin du
baccalauréat et leur bibliothèque devint naturellement la mienne.
Mais les programmes n’étant point immuables, chaque année j’avais
pourtant la joie de recevoir un petit tas d’ouvrages vierges de
tout contact profane, qui sentaient encore la colle et l’encre
d’imprimerie. Aucun parfum ne me plaisait mieux que ces discutables
odeurs-là, aucune occupation ne me semblait aussi divertissante que
de couper les pages de ceux de ces livres qui étaient brochés et
d’y lire des passages pris au vol comme si, par une incursion
furtive, je préparais mes futures découvertes.
Il
me faut avouer que mes parents, qui n’avaient que trop de prétextes
à être économes, ne partageaient point entièrement ma joie et
eussent bien préféré que mes maîtres montrassent plus d’esprit
de suite dans le choix des livres classiques. Mais ils étaient des
gens soucieux de propreté, qui ne m’eussent pas mis entre les
mains du papier sali et de provenance suspecte, pensant fort
justement que les livres neufs coûtent moins que les médicaments et
les nuits anxieuses.
Dr
OCTAVE BÉLIARD
Texte paru dans Lecture pour tous n° d'octobre 1933
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