L'anticipation ancienne n'est pas l’apanage du domaine francophone. En 1895, la revue La Bibliothèque universelle s'intéresse à deux parutions récentes en allemand. les thèmes sont bien proches de ce qui existe au Royaume-Uni comme en France. Et l'on mesure les différences entre les deux textes présentés tant en terme d'idéologie (sous-ajacente ou non) que de traitement du thème de l'avenir.
Chronique
allemande
Depuis
que le fantastique ouvrage de Bellamy Coup d'œil sur l'an deux mille,
a fait le tour du monde, les livres dévoilant l'avenir de l'humanité
sont à la mode. Il en a paru récemment deux en Allemagne Aria,
de M. Henne am Rhyn, déjà connu par ses travaux sur l'histoire de
la civilisation, et Enlevé
dans l'avenir,
une nouvelle tentative de M. Th. Hertzka pour présenter, sous forme
de roman, le tableau du Freiland, l'organisation sociale qu'il
préconise.
Le
premier de ces romans trace l'histoire de plusieurs générations
d'une même famille à travers le vingtième siècle. Le
développement politique et social de l'époque sert de toile de fond
à cette idylle. L'Aria
diffère de tant d'autres prophéties en ce qu'elle ne nous raconte
pas le triomphe des idées socialistes. Là où ce mouvement a obtenu
des succès éphémères, il a été écrasé par la force des armes.
En Allemagne, on lui a sagement coupé l'herbe sous les pieds grâce
à une refonte du système électoral, basée sur les groupements et
syndicats professionnels. Cette organisation a aplani les voies à
toutes les réformes désirables, qui se sont accomplies alors
pacifiquement. Le « parti allemand du sauvetage, » auquel on a dû
cette heureuse évolution, fonde également une grande association
pour faire aboutir l'empire arien, qui doit réunir « tous les
peuples dont la civilisation est issue de la fusion de l'antiquité
classique avec le christianisme primitif. » La mission de ces
peuples est évidemment de faire aboutir dans le monde entier les
réformes religieuses, sociales et politiques. Cette grande pensée
se réalisa enfin à Noël 1916, à la suite du congrès de
Stuttgart. Tous les états de l'Europe se fédérèrent. A Vienne,
devenue capitale du monde occidental, le « sénat européen » siège
tous les trois ans. Après une crise intérieure assez intense, le
catholicisme accepte une réforme profonde, tandis que le
protestantisme se constitue en une « église libre » sur une base
unitaire. Ainsi pacifié et rajeuni, l'Occident peut se vouer à sa
grande tâche, l'expulsion des Turcs hors d'Europe et la civilisation
de l'Orient. En 1941, la croix du Christ remplace enfin le croissant
sur les hautes tours de Sainte-Sophie. Un congrès se réunit à
Constantinople « sous la présidence de l'ambassadeur allemand, M.
de Bennigsen II, » pour régler les questions territoriales ouvertes
par la chute de l'empire ottoman.
Mais
tout danger n'est pas écarté. La magnifique floraison que la paix
universelle procure au monde est encore menacée par plusieurs
périls. D'abord, la mauvaise semence jetée au dix-neuvième siècle
dans les esprits par le philosophe Nietzsche a poussé avec abondance
dans les pays de race latine. Un « superhomme, » d'origine arabe,
César Borgia, s'est emparé de l'Italie et l'a courbée sous son
joug. Son règne n'est heureusement pas de longue durée. Des
courants réactionnaires qui ont surgi en France et en Allemagne
peuvent être surmontés, si bien qu'au moment où se ferme le livre,
en 1994, l'avenir est sans nuages.
Une
foule de détails vaudraient d'être relevés dans cette rapide
esquisse du siècle prochain. Ainsi nous apprenons qu'en 1916, après
une effroyable panique dans une arène, les courses de taureaux ont
été abolies en Espagne. Au concile de Milan (1926) le pape libéral
Clément XV se réconcilie avec le roi d'Italie, met les jésuites
hors d'état de nuire, efface les dogmes de l'infaillibilité et de
l'immaculée conception, et lance un bref pour protéger les petits
oiseaux d'Italie contre ceux qui les mettent en brochette pour les
manger à la polenta. En Allemagne, la civilisation et les arts ont
fait des progrès admirables. Au Stadttheater de Leipzig les
voyageurs peuvent applaudir un drame gigantesque en sept actes, de
Dankmar Wuchty, intitulé La grandeur et la chute du prince Bismarck,
à moins qu'ils ne préfèrent contempler une féerie d'une fantaisie
idéale et débordante la Paix éternelle, d'Orfried Eginhard. Munich
« n'est plus la métropole de la bière, mais elle est, plus et
mieux encore qu'aux jours troublés du dix-neuvième siècle, la
métropole des arts. » On admire dans les jardins publics de la
capitale bavaroise, où se donnent de superbes concerts, la sobriété
de ses habitants, qui boivent de préférence du lait et de la
limonade et ont recouvré la sveltesse originelle.
Ce
mélange de grandes choses et de détails qui veulent être plaisants
choque un peu le goût et enlève au livre quelque chose de la portée
à laquelle il prétend sans doute. L'auteur manque de l'envolée et
de la fantaisie nécessaires pour s'élever aux sommets qu'il s'est
proposés. Il a décidément le souffle un peu court.
Ce
n'est pas ce qu'on reprochera à M. Hertzka. L'échec de l'expédition
qu'il a organisée dans le centre de l'Afrique pour y mettre en
pratique son système de Freiland n'a point abattu sa foi. En 2093,
en effet, c'est la date où est transporté le héros de son roman,
la terre entière est devenue Freiland. Elle est peuplée de trois
milliards et demi d'hommes libres, riches et heureux. L'humanité a
repris son domicile naturel: les zones tropicales et subtropicales.
Les pays du nord de l'Europe servent seulement aux séjours d'été,
et le canal des deux mers, aux yachts, qui viennent y chercher la
fraicheur. Paris n'est plus guère le séjour que de quelques pâtres.
La Sicile, – toute la Sicile, – est devenue la capitale du monde.
Elle compte cinquante-six millions d'habitants, trente-cinq
universités, trois mille six cents écoles secondaires, neuf mille
institutions scientifiques variées, deux mille théâtres, etc.
L'Afrique centrale est l'inépuisable grenier de l'humanité et
produit des céréales en suffisance pour toute la planète. Grâce
aux progrès merveilleux des sciences, l'homme est arrivé à
asservir presque toutes les forces de la nature. Les travaux
désagréables ou déplaisants sont expédiés par des machines,
comme dans l'Icarie de Cabet. Grâce à l'assainissement bien compris
de la surface terrestre, on a supprimé la plupart des maladies qui
décimaient jadis l'humanité. On use du magnétisme terrestre pour
produire une lumière artificielle devant laquelle nos lampes
électriques perfectionnées paraissent de fumeux quinquets. Et le
même magnétisme terrestre sert à l'homme pour combattre et vaincre
l'attraction de la terre et les lois de la pesanteur. On porte des
habits ailés qui permettent de se mouvoir dans les airs avec une
rapidité vertigineuse. Les « gâodromes » transportent par un
procédé analogue des foules entières et d'innombrables tonnes de
marchandises ainsi, le héros du livre en use pour se rendre en un
après-midi de Paris à Syracuse en passant au-dessus de la Riviera
et de Naples. M. Hertzka va sur les brisées de Jules Verne, car il
fait partir neuf gâodromes pour la lune; ils y arrivent, mais, au
moment où le livre se ferme, ils n'ont pu encore revenir,
probablement à cause de l'influence en sens opposé du magnétisme
lunaire. Les passagers font à notre planète des signaux optiques.
Aux dernières nouvelles une seconde expédition, de vingt gâodromes,
s'organise; on ne doute pas qu'elle n'ait un plein succès et ne
puisse, cette fois, vaincre le magnétisme impertinent de l'astre des
nuits.
Tout
cela est gaiement raconté et amusera fort nos arrière-neveux si
jamais, aux dates indiquées, le livre de M. Hertzka tombe sous leurs
yeux. Mais sauront-ils nous lire encore ? Et notre papier de pâte de
bois durera-t-il jusqu'à eux ? Les chimistes en doutent, et je n'en
sais rien.
« Chronique
allemande », in Bibliothèque
universelle,
1895.
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