Dans
le dernier chapitre de son ouvrage consacré à Paris, Gustave
Claudin se pose la question : « Que deviendra Paris ? ». Sa réponse ressemble beaucoup à celle de Théophile Gautier...
J'arrive,
dans ce dernier chapitre, à des suppositions encore plus téméraires.
Le grand, le formidable Paris que nous habitons, et qui passe à si
juste titre pour le foyer de ]a civilisation, est destiné, comme
toutes les grandes villes de l'antiquité, à ne former un jour qu'un
monceau de ruines, sur lesquelles pousseront des ronces que les loups
échappés à l'adresse des chasseurs viendront peupler. Le palais du
Louvre redeviendra la demeure des loups, comme sous le roi Dagobert.
Pour
admettre cette supposition, il faut oublier un instant la courte
chronologie des historiens qui n'accordent à la terre que six mille
ans d'existence, et raisonner avec celle des géologues qui assignent
à notre globe des millions de siècles dans l'avenir comme dans le
passé.
Rien
de ce que créent les hommes n'est éternel. Les villes qu'ils
construisent tombent en poussière avec le temps.
Dans
cinq ou dix mille ans, les palais et les musées seront anéantis.
Les chefs-d'œuvre du Titien, de Raphaël et de Rembrandt qu'ils
renferment seront tombés en poussière, pour aller rejoindre ceux
d'Apelles et de Zeuxis, et la solitude planera à cette place, où
les hommes auront accompli de si grands efforts et se seront agités
avec tant de fièvre et d'ardeur. Il en sera ainsi parce que la
marche du temps le veut, et parce que la civilisation aura émigré
vers d'autres parages.
Ce
Paris que nous savons par cœur, et sur lequel nous avons incrusté
nos idées, nos caprices et nos fantaisies, a d'ailleurs changé
lui-même vingt fois d'aspect. Cette rue Vivienne, toute peuplée de
pimpantes modistes dont les yeux fripons regardent les flâneurs,
dans laquelle passent les commis d'agents de change, les clercs de
notaire, les comiques du Palais-Royal, toutes les modernités enfin,
fut autrefois un vaste champ de sépultures romaines. On a retrouvé
sur son emplacement les bas-reliefs d'un tombeau en marbre. L'un
représentait Bacchus couché près d'Ariane, l'autre une prêtresse
rendant des oracles. On a également découvert une urne funéraire
portant cette inscription : « Pithusa a fait exécuter
ce monument pour sa fille Ampudia Amanda, morte à
l'âge de dix-sept ans », puis une autre urne
avec cette inscription : « Chrestus affranchi a fait,
à ses dépens, ériger ce monument à son patron,
Nonius Junius Epigonus. »
Ainsi
donc, le luxe et la futilité se sont installés à l'endroit où, il
y a deux mille ans, se trouvaient des tombeaux.
Dans
mille ans peut-être les ruines et la solitude auront repris
possession de la place, et l'observateur de l'éternité, qui jettera
un regard curieux sur le passé, éprouvera, en apprenant qu'en l'an
1862 on y a vendu des chapeaux, un étonnement égal à celui que
manifesteraient à présent les jolies modistes de la rue Vivienne si
on leur rappelait qu'elles ont choisi pour poser des fleurs et des
rubans sur des bonnets, l'espace occupé jadis par le tombeau de la
jeune et belle Ampudia.
Tout
près de cette rue Vivienne, cette grande halle où Paris vient
chaque jour chercher ses provisions a été construite sur le
charnier des Innocents, c'est-à dire sur un endroit qui, pendant
près de dix siècles, fut le réceptacle dans lequel on enterra plus
de quatorze cent mille Parisiens. En bouleversant le sol, on a trouvé
une épaisse couche de phosphate de chaux produite par tous ces
détritus humains. On a remué les cendres de ces cadavres, que le
fossoyeur avait alignés, sans qu'il fut possible de rien discerner
ni de rien lire dans cette poussière, formée par des mains qui
avaient travaillé, des cœurs qui avaient battu, des cerveaux qui
avaient pensé et des bouches qui avaient prié Dieu!
O
Hamlet! tu n'aurais pu reconnaître dans ces débris immenses le
crâne d'Yorick.
Paris
disparaîtra comme Babylone, comme Thèbes aux cent portes, comme
Syracuse, comme Carthage, comme cette Ninive dont un de ses musées a
recueilli les débris, mais le temps seul aura raison de lui. Il
n'est pas exposé, comme ces grandes villes de l'antiquité, a périr
saccagé par des Alaric ou des Attila à la tête des barbares.
D'abord il n'y a plus de barbares. La géographie peut l'affirmer. Il
n'a plus à redouter un siège. Le temps est passé où l'on
attaquait les capitales. C'est par Henri IV qu'il était écrit que
Paris serait une dernière fois assiégé. Aussi le Béarnais fit-il
passer des vivres à ses adversaires. On ne verra plus ces atrocités
des anciens temps et comme à Tyr et à Carthage, les femmes couper
leurs cheveux pour fournir des cordes aux grues et aux cabestans.
L'art
de la guerre n'a point renoncé aux sièges, je le sais, mais ces
sièges n'atteindront jamais les métropoles. La stratégie jouera
désormais la partie avec les villes moins importantes d'un
quadrilatère.
Gustave
Claudin, « Que deviendra Paris ? » in Paris,
E. Dentu, 1862.
Source du texte: Gallica
A lire:
Paris Futurs, petite anthologie rétrospective des Paris du futur, éditions Publie.net (disponible en numérique et papier)
Les Ruines de Paris, anthologie, éditions publie.net (disponible en numérique et papier)
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