La machine à voyager dans le temps d'HG Wells a inspiré nombre d'auteurs. Alfred Jarry écrivit ses "Commentaires pour servir à la construction pratique de la machine à voyager dans le temps par le Dr Faustroll" dès 1899 (lire en ligne), un certain "Pierre" publia en 1918 Lausanne en 1950 (lire en ligne) qu'il explore grâce à la machine de Wells,...
Dans le texte qui suit intitulé "Et nunc, et semper" (maintenant et toujours), publié fin 1906, Pierre Mille se contente d'explorer l'année qui vient...
«
ET NUNC, ET SEMPER »
S'enfoncer dans le futur, en retombant juste sur le jour qu'on voudra prévoir l'avenir, ou plutôt et bien mieux, vivre en avant ? L'Anglais H. G. Wells en a donné les moyens à tout le monde avec sa Machine à explorer le temps. Nul ne s'en sert ? Croyez que c'est par horreur du plus petit effort. Mais moi, je suis infatigable quand il s'agit de vous obliger. Vous désirez savoir ce qui se passera durant l'année 1907 ? Je suis parti sur la machine de Wells. Un tour de volant, l'espèce d'éblouissement que cause cette ruée furieuse à travers les jours et les nuits mêlés par la rapidité de la course, qui brouille l'ombre et la lumière pour n'en plus faire que du gris, du gris, et encore du gris. Enfin l'arrêt brusque et désarçonnant. Je me retrouvais à la même place, mais une année en plus écoulée, et je n'avais qu'à mettre la main sur le journal que j'avais écrit durant cette année, pour vous encore inexistante. Après quoi, je suis revenu parmi vous avec mon butin. Ce journal est incomplet, à cause de ma paresse; elle y a laissé de nombreuses et regrettables lacunes. Mais tel qu'il est, je vous le livre.
S'enfoncer dans le futur, en retombant juste sur le jour qu'on voudra prévoir l'avenir, ou plutôt et bien mieux, vivre en avant ? L'Anglais H. G. Wells en a donné les moyens à tout le monde avec sa Machine à explorer le temps. Nul ne s'en sert ? Croyez que c'est par horreur du plus petit effort. Mais moi, je suis infatigable quand il s'agit de vous obliger. Vous désirez savoir ce qui se passera durant l'année 1907 ? Je suis parti sur la machine de Wells. Un tour de volant, l'espèce d'éblouissement que cause cette ruée furieuse à travers les jours et les nuits mêlés par la rapidité de la course, qui brouille l'ombre et la lumière pour n'en plus faire que du gris, du gris, et encore du gris. Enfin l'arrêt brusque et désarçonnant. Je me retrouvais à la même place, mais une année en plus écoulée, et je n'avais qu'à mettre la main sur le journal que j'avais écrit durant cette année, pour vous encore inexistante. Après quoi, je suis revenu parmi vous avec mon butin. Ce journal est incomplet, à cause de ma paresse; elle y a laissé de nombreuses et regrettables lacunes. Mais tel qu'il est, je vous le livre.
3
janvier 1907. L'année commence sous les plus sombres auspices. Une
personne bien informée vient de me dire que nous allions avoir une
guerre épouvantable avec le Maroc et ensuite avec toutes les autres
nations du monde, par contre-coup. L'armée d'El Guebbas campe en
face de celle de Raissouli; et si elle est battue par celle de cet
insurgé ou se laisse absorber dans son sein tumultueux, les troupes
de la France et de l'Espagne devront débarquer à leur tour. Alors
ce sera, affirme-t-on, la conflagration universelle.
3
février. Nous aurons aussi la guerre religieuse. Il n'y a rien de
moins douteux le Vatican vient de refuser la troisième loi faite sur
la séparation. Les plus affreux événements sont à prévoir. Nous
sommes aujourd'hui dimanche, et ma voisine vient de partir pour
Saint-Sulpice, comme d'habitude. C'est ce qu'elle appelle aller à sa
persécution.
7
mars.- On vient de découvrir dans un galetas une vieille dame
séquestrée par ses enfants dénaturés, depuis vingt-neuf ans. Il
paraît qu'on n'avait jamais vu ça. L'opinion publique est très
émue.
20
mars. L'armée d'El Guebbas campe toujours en face de celle de
Raissouli. Elle se prépare à lui livrer une grande bataille. Dans
ces conditions, on considère généralement qu'il serait peu
diplomatique de faire intervenir les troupes franco-espagnoles.
14
avril. Le Parlement vient de voter la septième loi sur la séparation
de l'Eglise et de l’État ; le Panthéon, depuis si longtemps
désaffecté, y est déclaré rouvert au culte. De telles conditions
paraissent intolérables à l'Eglise, et l'on s'accorde en tous lieux
à dire que la guerre religieuse bat son plein. Nous sommes
aujourd'hui dimanche, et ma voisine vient de partir pour
Saint-Sulpice; elle va à sa persécution, comme d'habitude. Que
l'avenir est noir!
22
mai. La seconde Douma, en Russie, vient d'être dissoute. Le
ministère Stolypine est tombé et il a été remplacé par un
ministère Golypine. De plus, à Ligue des hommes russes vient
de se substituer une Ligue des hommes slaves il est impossible
de prévoir les conséquences d'un si grand bouleversement. Les
journaux, à la même date, nous apprennent que l'empereur
d'Allemagne, s'adressant aux soldats de sa garde, leur a dit qu'ils
le devaient servir aveuglément, tant contre ses ennemis de
l'intérieur que contre ceux de l'extérieur. Ce langage, tout
nouveau dans sa bouche, est bien inquiétant.
30
mai. Les troupes d'El Guebbas ont avancé de 10 kilomètres et celles
de Raissouli ont reculé d'autant. On s'attend à une grande
bataille. Dans ces conditions, on considère généralement qu'il
serait peu diplomatique de faire débarquer les troupes
franco-espagnoles.
18
juin. Deux bandes d'apaches se sont livré un combat réglé, avec
des couteaux et des revolvers, sur le boulevard Ornano. Il parait
qu'on n'avait jamais vu ça. L'opinion publique est très émue, et
tous les journaux, à quelque opinion qu'ils appartiennent, se
plaignent de l'accroissement de la criminalité.
Il
fait très chaud. Un député socialiste, à la fin d'une séance de
la Chambre, a giflé un député du centre. Une telle agression est
inouïe dans les fastes parlementaires. Où va-t-on ?
En
Italie, le procès Bonmartini vient de recommencer.
7
juillet. Le Parlement vient de voter sa quinzième loi sur la
séparation de l'Eglise et de l'Etat. On construira une immense
cathédrale sur l'emplacement du Champ-de-Mars. Une telle rigueur
rend, bien entendu, impossible toute espèce d'accommodement. C'est
aujourd'hui dimanche, onze heures. Ma voisine vient de partir pour
Saint-Sulpice, elle va à sa persécution.
On
a découvert, rue de Belzunce, le cadavre d'une femme coupée en
morceaux. La police est complètement déroutée par la nouveauté si
imprévue du procédé employé par l'ingénieux criminel pour
multiplier les traces de son crime, tout porte à croire qu'elle ne
retrouvera jamais le coupable.
29
juillet. Les accidents d'automobile ont tué cette semaine; à
Trouville et Deauville, dix-huit personnes; à Etretat, neuf à
Dieppe, sept; sur les autres grandes routes de France, neuf cent
quarante. Personne n'y comprend rien on n'avait jamais cru que les
automobiles, conduites à la vitesse de cent kilomètres à l'heure,
pussent présenter un danger quelconque. On penche à croire que ces
accidents sont dus en grande partie à l'élévation de la
température et n'ont rien de commun avec les automobiles
elles-mêmes.
5
août. L'empereur, se trouvant à bord de son yacht le Hohenzollern,
a fait, le dimanche, fonction de pasteur et adressé une homélie aux
matelots de son bord il leur a dit qu'ils devaient le servir
aveuglément, tant contre ses ennemis de l'intérieur que contre ceux
de l'extérieur. La nouveauté de cette manifestation surprend on se
demande, pour la première fois, si la Triple-Alliance ne
commencerait pas à se décoller.
A
la Chambre austro-hongroise, les partis tchèque, polonais,
antisémite, magyar, croate, roumain et pangermaniste se sont battus
à coups de sabre à l'aide de leurs coupe-papier. Jamais jusqu'à
présent, affirme-t-on, ils n'avaient employé cette arme.
12
septembre. Les troupes d'El Guebbas ont repris leurs anciennes
positions, mais celles de Raissouli se sont rapprochées d'Arzila.
Elles vont se battre, c'est certain. Dans ces conditions, on
s'accorde à reconnaître qu'il serait peu diplomatique de faire
avancer d'un seul pas le corps franco-espagnol. Le comité des Dames
de France a fait don à celui-ci de trois billards anglais et d'un
grand nombre de jeux de dominos.
La
ligne Nord Sud du Métropolitain de Paris est terminée pour la rue
de Rennes et le boulevard Saint-Germain. Mais il paraît qu'on avait
oublié toutes les canalisations d'eau. Alors on a refait un grand
trou à côté du Métropolitain. Il n'y a que sept ans que les
travaux ont commencé les habitants du quartier, qui sont
réactionnaires, affirment qu'on attend, pour les terminer, le retour
de la monarchie légitime. Donc, pour les républicains, rien ne
presse.
18
octobre. Un savant de province vient de démontrer qu'en traitant des
parcelles de sesquitannate de tellurium par l'acide azotique, dans
une solution saline, on obtenait, des cellules amiboïdes qui se
comportent comme des êtres vivants et se reproduisent par
scissiparité. Un savant de Paris a prouvé d'autre part que cette
expérience ne signifiait absolument rien, mais qu'elle avait déjà
été faite par Berzélius en 1806. Par extraordinaire, le public, en
général si intelligent, n'y comprend plus rien du tout.
4
novembre. A la Chambre, on discute le budget. M. Joseph Reinach a
prononcé un discours éloquent sur les inconvénients du
fonctionnarisme en France. Il a révélé que depuis l'année
dernière, le nombre des employés, au ministère de l'intérieur,
avait augmenté de 17 unités, tandis qu'il diminuait de 28 au Home
office d'Angleterre. M. Reinach a été applaudi sur tous les bancs
de la Chambre.
5
novembre. M. Jules Goutant, député d'Ivry, a demandé la création
d'un corps nouveau d'inspecteurs du travail, chargé d'unifier le
jaugeage des barriques en France. Les tourangelles jaugent 250 litres
et les bordelaises 228 seulement. Cette fantaisie chez les barriques
est choquante dans un pays libre. On uni-fiera donc tous les tonneaux
à 225 litres, et tout le monde y gagnera les ouvriers tonneliers,
qui auront moins à travailler sur moins de matière, et les
vignerons, qui vendront au même prix moins de marchandise; enfin les
vingt-deux inspecteurs, qui toucheront chacun six mille francs par
an. Seuls les consommateurs et les contribuables y trouveront à
redire, ce qui n'a aucune importance. La motion de M. Jules Coutant a
été votée à l'unanimité.
15
décembre. Deux formidables grèves ayant éclaté, l'une à Toulon,
l'autre à Santander, le corps franco-espagnol a été rappelé en
Europe pour maintenir l'ordre. Simultanément les troupes d'El
Guebbas sont rentrées dans leurs foyers. Cette conclusion étonne
tout le monde on avait bien cru qu'il y aurait une grande bataille !
29
décembre. Le Parlement français vient de voter sa vingt-quatrième
loi sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Les vénérables de
toutes les loges maçonniques de France. devront aller faire
amende-honorable à Notre-Dame, en chemise, la corde au cou, et la
tour Eiffel sera revêtue d'un crêpe, en signe de deuil. Mais la
mâle énergie de cette attitude n'a pas fait reculer Rome, et la
guerre religieuse se poursuit avec la même férocité. C'est
aujourd'hui dimanche, et ma voisine vient de partir pour
Saint-Sulpice elle va à sa persécution.
31
décembre. On vient de publier une statistique d'où il ressort qu'en
cette année 1907 il est mort en France, et il est né, le même
nombre de personnes que l'année dernière que la fortune publique
s'y est accrue dans la proportion ordinaire; qu'on s'y est suicidé,
marié, séparé comme d'habitude, ni plus ni moins et que Paris, se
trouvant toujours sous le même méridien a reçu à peu de chose
près la même quantité d'eau et de soleil. Comme c'est curieux !
Pierre
Mille, « Et nunc, et semper »
in Le Temps, n°
16624, daté du 27 décembre 1906
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