François-Guillaume
Barillon (1834-1885) fut membre du Conseil municipal de Lyon entre
1838 et 1848 et administrateur des chemins de fer. Propriétaire du
château de la Carbonnière à Lacenas (Rhône), sa bibliothèque fut
léguée, à la mort de sa femme en 1888, à la ville de
Villefranche-sur-Saône. La médiathèque de Villefranche est le
dépositaire de ce fonds.
François-Guillaume
Barillon a collaboré à La Revue du Lyonnais, dont la
collection est accessible sur le site de la Bibliothèque numérique de Lyon. En 1842, dans la partie « Appréciations
littéraires », il y donne un long article (le plus long que
je connaisse publié à l'époque) sur le Napoléon apocryphe de Louis Geoffroy.
Nous le publierons en trois parties. Il présente l'intérêt de
témoigner sur la réception de l'ouvrage à l'époque de sa
publication.
Appréciations
littéraires
NAPOLÉON APOCRYPHE,
PAR
M. L. GEOFFROY
Quand un cri funèbre, parti du
rocher de Sainte-Hélène, vint apprendre à la France que Napoléon
était mort, on ne crut pas de suite à cette triste nouvelle :
beaucoup de personnes la considérèrent comme une manoeuvre
politique, tendant à effacer le souvenir du grand homme dont le nom
seul épouvantait encore la race que les baïonnettes étrangères
avaient installée sur le trône de France. Bientôt, cependant, la
vérité de ce grave événement fut démontrée; mais elle ne fut
pas unanimement reconnue. Les préventions et les doutes qui
s'étaient d'abord manifestés avaient été avidement recueillis par
les classes populaires : quelques années plus tard, une grande
partie de la nation française, et surtout les anciens soldats qui
avaient combattu sous les aigles impériales, soutenaient encore que
l'empereur n'était pas mort, et que bientôt il viendrait, comme en
1815, chasser les infâmes qui foulaient aux pieds l'honneur et les
libertés de la nation.
Cette
erreur était excusable. Le peuple avait alors oublié les ravages de
la conscription ; il se rappelait seulement avec orgueil la gloire
dont Napoléon avait entouré la France. Les exigences du régime
militaire lui semblaient moins pénibles à supporter que les
envahissements incessants et les vexations toujours croissantes des
aristocraties auxquelles les funestes événements de 1815 avaient
ouvert un champ en apparence illimité. Mais cette espérance qui
persistait à invoquer le retour de Napoléon était vaine, Napoléon
n'était plus. Le brillant météore, dont la course rapide avait un
instant illuminé le monde, était allé s'éteindre au milieu des
mers. Le peuple ne pouvait plus revenir à son ancien maître ; il
n'avait, désormais, à compter que sur lui-même pour se créer une
destinée nouvelle et pour sortir de l'abjection où le voulaient
plonger ces rois, revenus après vingt années d'exil sans avoir rien
oublié et sans avoir rien appris. Quand le moment fut venu où la
mesure des vexations et des abus eût été comblée, le peuple
comprit ce qu'il avait à faire. Trois jours lui suffirent pour se
délivrer des chaînes que, pendant quinze années, ses ennemis
avaient accumulé sur lui !
C'est un problème dont Dieu seul
peut connaître la solution, que celui de savoir si les destinées de
la France auraient été meilleures dans le cas où Napoléon aurait
continué le cours de ses conquêtes. Pour apprécier avec
quelqu'exactitude cette question délicate, il ne faudrait pas
seulement examiner les événements qui ont eu lieu, il faudrait
rechercher encore quels auraient été ces événements si l'empereur
avait continué ou reconquis sa domination. Ce travail serait
doublement difficile : d'une part, les faits sont bien récents pour
qu'on puisse les connaître dans toute leur vérité et les apprécier
impartialement ; et, d'autre part, on risque bien de s'égarer quand
on s'engage dans la voie ténébreuse des suppositions. Cependant la
comparaison de la réalité avec l'hypothèse pourrait seule conduire
à un résultat. Quelque jour, peut-être, une plume hardie tentera
cette œuvre compliquée. Voici que, déjà, un livre a paru qui
semble avoir eu pour but de préparer l'exécution de ce grand
travail.
Un
écrivain, doué d'une imagination ardente, a voulu compléter cette
vie de Napoléon, si fatalement brisée au moment où elle
s'apprêtait peut-être à faire les plus grandes choses. M. Geoffroy
a écrit une histoire de l'empereur depuis l'année 1812 jusqu'à
l'année 1832. Sortant de la pénible réalité des faits
historiques, cet auteur s'est élancé dans la vaste carrière des
illusions ; et, conduisant son héros de victoires en victoires, et
de conquêtes en conquêtes, il l'a élevé à une gloire sans
exemple dans l'histoire du monde. Cette œuvre était hardie; voici
comment M. Geoffroy l'explique et la justifie :
« C'est
une des lois fatales de l'humanité que rien n'y atteigne le but.
Tout y reste incomplet et inachevé ; les hommes, les choses, la
gloire, la fortune et la vie. Loi terrible qui tue Alexandre,
Raphaël, Pascal, Mozart et Byron avant l'âge de trente-neuf ans !
Loi terrible qui ne laisse s'écouler ni un peuple, ni un rêve, ni
une existence jusqu'à ce que la mesure soit pleine !
« Combien
ont soupiré, après ces songes interrompus, en suppliant le ciel de
les finir! Combien, en face de ces histoires inachevées, ont
cherché, non plus dans l'avenir ni dans les temps, mais dans leur
pensée, un reste et une fin qui pussent les parfaire !
« Et
que si Napoléon Bonaparte, écrasé par cette loi fatale, avait, par
malheur, été brisé à Moscou, renversé avant quarante-cinq ans de
son âge, pour aller mourir dans une île-prison, au bout de l'Océan,
au lieu de conquérir le monde et de s'asseoir sur le trône de la
monarchie universelle, ne serait-ce pas une chose à tirer des larmes
des yeux de ceux qui liraient une pareille histoire ?
« Et
si cela avait existé, l'homme n'aurait-il pas le droit de se
réfugier dans sa pensée, dans son cœur, dans son imagination, pour
suppléer à l'histoire, pour conjurer ce passé, pour toucher le but
espéré, pour atteindre la grandeur possible?
« Or,
c'est là ce que j'ai fait. J'ai écrit l'histoire de Napoléon
depuis 1812 jusqu'en 1832, depuis Moscou en flammes jusqu'à sa
monarchie universelle et sa mort ; vingt années d'une grandeur
incessamment croissante, et qui l'éleva au faîte d'une
toute-puissance au-dessus de laquelle il n'y a plus que Dieu.
« J'ai
fini par croire à ce livre après l'avoir achevé.
« Ainsi,
le sculpteur qui vient de terminer son marbre, y voit un Dieu,
s'agenouille et adore! »
En
présentant son œuvre sous le point de vue exclusif d'un caprice
d'imagination, M. Geoffroy nous paraît avoir dissimulé la portée
réelle de son intention et de son travail. Il nous semble que le but
de cet auteur a été d'établir implicitement une comparaison entre
les résultats produits par les faits historiques, et ceux produits
par les événements imaginaires qu'il raconte. Nous ne saurions
croire que M. Geoffroy eût dépensé tant de travail et tant de
talent pour Je plaisir de bâtir un roman et de créer une décevante
illusion. Cette comparaison que nous venons d'indiquer se présente
d'ailleurs à chaque instant dans l'esprit, en lisant l'histoire
apocryphe de Napoléon. Cette auréole de gloire qui entoure
l'empereur des Français, cette suprématie universelle de l'Empire,
forment un contraste saisissant avec notre France contemporaine qu'on
a faite si honteusement humble, qu'on a laissée si déplorablement
incomplète, qu'on a réduite à une si funeste nullité. Il est
impossible de lire l’œuvre de M. Geoffroy sans être frappé de
cette différence qui jaillit de chaque page et qui attriste l'âme.
Toutefois,
au milieu de la fascination qu'exerce l'histoire apocryphe de
Napoléon, on est souvent amené à se rappeler que cette histoire
est un roman. Nos cœurs sont trop vivement empreints du triste
souvenir de la vérité, pour que nous puissions nous abandonner
d'une manière absolue aux illusions que font naître les merveilleux
récits de M. Geoffroy. Cet auteur a d'ailleurs raison en disant
qu'il a fait un dieu de son héros. Quel homme, en effet, pourrait
atteindre le haut rang auquel il a élevé son Napoléon ? Quel homme
pourrait conquérir le monde et conserver paisiblement cette immense
domination ? Il faudrait être un dieu pour asservir et pour
comprimer ainsi tous les peuples, pour régir le globe par une seule
volonté.
Il est curieux d'observer comment
M. Geoffroy a su combiner les faits de son invention de manière à
ce que, tout merveilleux qu'ils soient, ils semblent encore
vraisemblables. Il est curieux d'observer comment cet historiographe
exceptionnel a su introduire nos illustrations contemporaines dans le
drame qu'il a improvisé.
Essayons
de suivre, l'auteur dans sa course éblouissante, et tâchons de
conserver notre sang-froid en courant à sa suite au milieu des
nuages sur lesquels il a élevé sa miraculeuse histoire.
Vous
qui avez douté de la mort de Napoléon, vous qui avez pleuré sur
ses infortunes, vous qui le vénériez comme un dieu, vous, dont le
sang a fertilisé les lauriers qui parent à jamais sa tête, vous,
amis et admirateurs du grand homme, vous, soldats et peuples,
accourez ! voici votre empereur à l'apogée de sa gloire ; sa statue
vient d'être élevée sur un piédestal digne d'elle. Arrière ceux
qui voulaient la faire tomber sous la funeste atteinte de la foudre ;
arrière les profanateurs ! Place à l'historiographe de Napoléon le
Grand ! Ecoutez M. Geoffroy, voilà son histoire de votre empereur
!!!
(à
suivre)
Source du texte: La Revue du Lyonnais, série 1, n° 16, 1842
A lire: Napoléon apocryphe est recueilli dans l'anthologie Les Autres vies de Napoléon Bonaparte. Uchronies & histoires secrètes dans la collection ArchéoSF.
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