L'auteur imagine une guerre chimique mondiale qui manque d'éradiquer le genre humain dans un avenir proche.
La
Dernière des dernières guerres
Nouvelle
inédite par Jean Gallotti
Cela
avait commencé le jour où le Japon, assuré de trouver au Mexique
une base pour son aviation, avait adressé un ultimatum aux
États-Unis.
En
quelques heures, le Canal de Panama et les fortifications qui en
assuraient la défense avaient été détruits par les bombes. Et
comme la flotte américaine se trouvait, pendant ce temps, occupé,
dans l'Atlantique, à disputer la Guyane à la Hollande, les jaunes
eurent, dans le Pacifique, un répit qu'ils mirent à profit en
prenant les Philippines et les Hawai, puis en débarquant à San
Francisco.
Les
Yankees de l'intérieur, qui ne s'estimaient tenus à aucun sentiment
d'humanité envers les gens de couleur, envoyèrent une armée
d'avions contre les navires ennemis embossés en rade et en tuèrent
les équipages avec des gaz.
C'était
le commencement de la guerre chimique.
Les
Japonais, sacrifiant leur corps de débarquement, lancèrent
d'Honolulu, durant huit jours de suite, une «émission massive de
phosgène sous haute pression par une tempête soufflant de l'Ouest.
Le vent faucha d'abord la flotte américaine accourue par le Cap Horn
puis se répandit sur les côtes de Californie et rien de vivant ne
resta sur tout le versant occidental de la Sierra Nevada.
Par
malheur on ne pouvait guider avec précision la marche du fléau qui,
se souciant fort peu des frontières politiques, pénétra le Canada
et détruisit Vancouver.
C'était
porter atteinte à l'Empire Britannique.
L'Angleterre
eut peut -être hésité, en toute autre conjecture, à faire cause
commune avec son Dominion, craignit que cet événement eut un
retentissement trop grave parmi ses sujets d'Asie et envoya son
escadre d'Hong-Kong bombarder Tokio et Yokohama.
Mais
le danger qui menaçait l'Archipel des Dieux y provoqua une telle
furie de patriotisme que la volonté populaire arracha au Mikado
l'ordre de mettre en jeu le grand Rayon de la Mort, prêt, depuis des
années, à défendre la terre des ancêtres en cas de suprême
danger, et l'escadre fut anéantie.
Quant
au gros de la flotte anglaise, partie de la Manche et de la
Méditerranée pour l'Extrême-Orient, il dut s'arrêter en Egypte et
aux Indes, où le soulèvement était général.
Alors
on avait compris que tous les pays seraient entraînés dans le
conflit. L'U.R.S.S., voyant enfin une occasion de réaliser un vieux
dessin, avait fait alliance avec la Turquie, la Perse et
l'Afghanistan, et organise l'insurrection en l'étendant, d'une part,
à la Tripolitaine et à l'Afrique du Nord, de l'autre à la
presqu'île Indochinoise. Toute la Mongolie se trouvait depuis
longtemps sous son contrôle. Quant à la Mandchourie et à la Chine,
le Japon y était maître.
On
put, dès ce moment, considérer le monde comme un seul champ de
bataille où s'affrontaient deux camps : dans l'un combattaient
le Canada, les États-Unis et l'Europe à l'exception de la Russie,
dans l'autre, la Russie, l'Asie et l'Océanie. L'Afrique était
divisée : avec la région du Cap, fidèle à l'Angleterre, les
pays noirs fidèles à la France et les pays musulmans ralliés à
l'Asie. L'Amérique du Sud se trouvait dans une situation analogue,
l'Argentine ayant nettement opté pour le parti des blancs, mais
plusieurs républiques, comme la Bolivie, l’Équateur, le Nicaragua
et la Colombie, se sentant portées par la prédominance de l'élément
rouge dans leur population, à suivre l'exemple du Mexique qui, dès
avant le début de l'affaire, avait lié son sang indien à la cause
des jaunes.
Si
l'on n'eut considéré que le nombre des combattants, l'écrasement
des blancs eut paru certain. Mais ils avaient pour eux, en dépit des
progrès rapides réalisés par les Chinois sous l’impulsion des
Japonais, la supériorité industrielle. C'est ce qui leur permit de
maintenir l'équilibre de la lutte.
C'est
aussi ce qui fut fatal à l'humanité.
La
différence de couleur qui séparait les deux adversaires creusait
entre eux un abîme si profond que chacun avait cessé de considérer
l'autre comme appartenant à la race humaine.
Les
soldats européens, quand ils lançaient une vague de gaz, appelaient
cela : Soufrer les punaises. Les Asiatiques disaient :
Brûler l'encens contre les démons.
Car,
très vite, les anciens procédés de combat, comme l'artillerie, les
mitrailleuses ou les chars d'assaut, avaient été abandonnés. La
marine ne servait plus pratiquement qu'au transport des munitions et
l'aviation au lancement des bombes. Depuis l'empoisonnement de la
côte de Californie, l'attention s'était portée sur les émissions
gazeuses à grande distance. La stratégie consistait à s'assurer du
point de départ des grands courants atmosphériques. C'est ainsi que
les blancs obtinrent un succès important en établissant, à l'ouest
de l'Océan Indien, des usines flottantes, pour charger la mousson de
vapeurs qui dépeuplèrent entièrement l'Indoustan, Ceylan, la
Birmanie et une partie de la Malaisie.
Le
but étant désormais non de réduire l'ennemi à l'impuissance mais
de le détruire, tous les moyens furent employés à cet effet.
Pourtant on dut renoncer aux jets de cultures microbiennes car les
Européens y opposaient la vaccination et les asiatiques s'y
montraient peu sensibles, grâce à leur séculaire endurance aux
épidémies de toutes sortes. Quant au Rayon de la Mort, qui avait
sauvé Tokio, il exigeait un matériel scientifique si compliqué
que, seuls, Londres et New-York purent en assurer l'élaboration pour
le jour où quelque attaque directe viendrait à les meznacer du côté
de lamer.
Mais
Londres, comme New-York, comme Tokio, en dépit de ce moyen de
défenses, périrent comme toutes les grandes villes du globe. Toutes
en effet étaient construites sur la côté ou dans des plaines et
n'y eut bientôt de salut que sur les très hauts plateaux et les
montagnes.
Les
combattants, en effet, trouvant que les gaz à décomposition rapide
ne pouvaient convenir à une guerre menée de part et d'autre à la
façon d'une colossale campagne de dératisation, ne faisaient plus
usage que de gaz à effets persistants. On y voyait l'avantage de
débarrasser les territoires attaqués plus sûrement et plus
complètement de leurs habitants. C'est ce que les savants appelaient
faire de l’antisepsie rigoureuse. Tout microbe de couleur ennemie
était ainsi, au bout de quelques jours, détruit sans doute
possible.
Il
va de soi que cette méthode ne faut pas généralisée avant que les
premières années de guerre eussent changé les régions limitrophes
en vaste no man's lands,
isolant les camps adverses. L'Europe succomba la première, ainsi que
l'Afrique du Nord et les îles du Pacifique. Alors l'Asie et
l'Amérique se combattirent d'un côté à l'autre du monde. Et, peu
à peu, le sol s'y trouva tapissé de nappes mortelles flottant sur
les lieux bas, comme les brouillards du soir dans es prairies. Si
bien que l'on avait vu de grands mouvements de peuples refluer vers
les hauteurs, et couvrir de multitudes désespérées les flancs des
Montagnes Rocheuses, de l'Himalaya et des Pamirs.
Pendant
ce temps, l'Afrique et l'Amérique du Sud, livrées à l'anarchie,
mal pourvues d'avions de transport, agonisaient lentement dans les
savanes, les steppes et les forêts, au passage des bandes de vapeurs
que les vents arrachaient aux régions saturées et traînaient,
comme de longues écharpes qui venaient, en ces pays écartés, se
déchirer en millions de linceuls.
Ce
fut aux jours où la famine achevait avec rapidité l’œuvre
commencée par les hommes, que Lord Harry Mac Carthy reçut, au grand
Q. G. des civilised allied,
installé dans des galeries creusées en pleine montagne au-dessus du
désert de Salt Lake City, à 4000 mètres d'altitude, l'ordre de
rejoindre un groupement de combat.
A
vrai dire, il s'agissait de la dernière armée existante, six mille
avions rapides que l'on venait de former
en unité, pour aller attaquer le grand Q. G. des coloured
campé sur les plateaux du Thibet, à 2000 mètres au-dessus du
niveau de la mer.
Harry
était un homme de trente-deux ans qui avait passé plusieurs années,
au sortir de l'Université d'Oxford dans le Civil Service des Indes
et s'était fait remarquer au cours d'une mission à Lhassa auprès
du Dalaï-Lama. Nul ne connaissait mieux que lui les régions à
parcourir et il reçut le commandement de l'escadre aérienne.
Ayant
franchi en quelques heures le
Pacifique et la Chine, elle s'éleva progressivement jusqu'aux
dernières couches de l'atmosphère pour survoler de très haut le
Toit du Monde. Les survivants jaunes y avaient adopté une tactique
de défense spéciale qui consistait à ne former aucun groupe, à
vivre à des centaines de kilomètres les uns des autres en ne
communiquant que par transmission
de la pensée.
Mac
Carthy avait donc assigné à chacun de ses aviateurs une zone
déterminée, avec ordre d'y laisser tomber 10 tonnes d'un nouveau
gaz 3xk2 solidifié dont les vapeurs devaient suffire à y supprimer
toute vie.
L'opération
s'accomplit d'autant plus facilement qu'aucun avion ennemi ne parut
pour s'y opposer. Si bien qu'on eût pu croire qu'elle avait été
superflue, si l'escadre, en revenant par l'ouest, ne s'était
heurtée, au-dessus de l'Atlantique, à une escadre de force égale.
Le
combat dura 24 heures. Chacun sachant que c'était pour le triomphe à
jamais complet de sa race, luttait avec une énergie et une
intelligence si grande qu'il semblait qu'aucun des camps ne pût
parvenir à vaincre. Les procédés de défense égalaient les moyens
d'attaque. Tout était ruse et tactique. Et le vaincu était enfin
celui qui, entouré de toute part par un cercle mouvant, ne pouvait
plus se maintenir en l'air et plongeait, en une chute où il se
redressait rarement. Pour la première fois, la guerre redevenait
autre chose qu'une manipulation. Les hommes y reprenaient un goût de
vivre qui redoublait leur ardeur. Quand venait le crépuscule, et que
le disque du soleil disparaissait derrière les flots, tous les
survivants, sans signal, se reportaient d'un bond vers l'ouest,
reprenaient une heure d'avance sur la lumière, et la bataille
continuait.
Cependant,
peu à peu, comme ces vols de sauterelles qui s'éclaircissent à
mesure que les insectes tombent, la mêlée qui assombrissait le ciel
s'apaisa faute de combattant ?
Elle
avait fait le tour du globe, dans le sillage de l'astre. Quelques
dizaines d'avions seulement volaient encore. Privés de munitions,
trop clairsemés pour lutter en groupe, ils s'affrontaient deux à
deux comme des aigles, chacun cherchant à précipiter l'adversaire
par un grand choc. Mais, presque toujours, ils tombaient ensemble.
Enfin,
Lord Mac Carthy ne vit plus qu'un seul ennemi. Mais lui-même était
le seul qui restât de son armée détruite. Ses compagnons de bord
avaient préi, sous les balles, dans la carlingue.
Songeant
qu'en abordant le dernier avion jaune, il périrait sans doute avant
d'avoir pu rendre compte de sa mission, il appela par sans fil le
Généralissime. Mais il ne reçut pas de réponse. Calant sa
direction, il dirigea le téléviseur vers la région de Salk Lake
City. Il ne remarqua rien de nouveau. Les villes, les usines,
aujourd'hui dépeuplées, ne portaient nulle trace de bombardement.
Il ne voyait non plus aucun de ces nuages de gaz qui révélaient
toujours les réactifs colorants disposés à demeure en tous lieux,
pour en signaler le passage. Cependant, comme il avait ralenti son
vol, la lumière l'avait quitté. Il ne voyait plus l'avion jaune.
Il
survolait la Nouvelle-Orléans. Se guidant sur le ruban blanchâtre
du Mississipi et de l'Arkansas, il regagna son port, le cœur lourd
et l'âme assombrie, avec sa cargaison de morts. Mais quand il arriva
au dernier retranchement des blancs, il n'y trouva que des cadavres,
car les combattants de l'escadre asiatique, sachant que nul ne
songeait qu'on pu se battre encore à la façon des temps anciens,
les avaient, mettant pied-à-terre, massacrés à l'arme blanche, la
nuit, comme de vieux chimistes surpris dans leur laboratoire.
Mac
Carthy était né dans un château d’Écosse, dressé sur un rocher
au-dessus des chênes, devant une lande de bruyères dont la pourpre
semblait une toge impériale jetée à terre comme un tapis. Dans
l'histoire de sa famille, on comptait dix rois. Il était lord d'une
province où les paysans en dansant, le plaid sur l'épaule, les bras
croisés et le poignard sous leur bas de laine, ont le buste si
droit, l'air si calme et les yeux si fiers que, depuis plus de cent
ans, tous les peuples du monde les imitent, sans le savoir, en
adoptant le chic anglais.
A
Oxford, il n'avait jamais eu de camarade qui ne fit partie de la
« Gentry ». Nul plus que lui n'était convaincu de la
supériorité des Anglo-Saxons sur les autres Européens, des
Britanniques sur les Américains et, d'une façon générale, des
Écossais sur les autres peuples de race blanche quels qu'ils
fussent. Quant à son opinion sur les gens de couleur, bien qu'ayant
toujours été conforme à celle de ses compatriotes, elle était
devenue singulièrement méprisante le jour où il avait débarqué
aux Indes. La terre des métaphysiciens n'avait jamais été pour lui
que la terre des parias. Lui qui était allé à Lhassa, il ne
croyait pas certes, comme les Thibétains, que le Dalaï Lama fut une
incarnation de Dieu, mais, s'il l'avait cru, il en eut perdu tout
respect pour la divinté.
Que
les Japonais eussent, depuis longtemps, adopté la civilisation
d'Europe et restassent indépendants, c'était là un fait qu'il ne
pouvait nier mais qui choquait son entendement. Le jour où ils
avaient détruit une ville canadienne, il avait rougi de honte et de
colère et il s'était, tout de suite, enrôlé.Depuis, sa mère, ses
quatre enfants, sa femme avaient péri de la main des jaunes et toute
l’Écosse avec eux.
Quand
il eut parcouru, pendant plusieurs jours, la région de Salk Lake
City, sans y plus trouver homme ni bête et eut pu constater que,
maintenant, l'humanité avait bien réellement et totalement disparu,
il revint vers la chambre qui lui était réservé au bout de la 23e
galerie de la falaise n°6.
Son
intelligence chavirait. Pour la première fois, la vieille méthode
britannique, qui consiste à sortir des situations difficiles en se
référant à l'histoire, pour y trouver des précédents, lui
paraissait inefficace. Une seule règle de conduite restait offerte à
lui : ne pas oublier qu'il était un gentleman. Et, comme il
n'avait pas mangé depuis trente heures, il marchait à pas lourds
pour aller passer son smoking et se mettre à table.
L'absence
presque complète de main-d'œuvre avait, depuis longtemps, porté
l'organisation mécanique de la vie à la perfection.
L'énergie
fournie par les chutes du Niagara était transmise au Grand Q. G. par
des canalisations souterraines qui n'avaient pas été détruites. Et
c'était un spectacle étrange que de voir, dans un désert, des
hommes en tôles découpée continuer à conduire des tramways, à
guider la circulation, à servir des consommations dans des bars
vides.
(A
suivre)
J.
Gallotti
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