Notes
sur le roman d'anticipation
Peindre le tableau d'une société idéale où l'homme, réduit à ses meilleurs instincts, a rejeté le lourd fardeau du passé et ne cultive plus que la science du bonheur, est pour l'écrivain, le plus souvent, une façon détournée de critiquer l'organisation sociale de son temps. Les romanciers à connaissances scientifiques aiment fort, de leur côté, avancer dans l'avenir, pousser aussi avant que la logique le leur permet le développement de la doctrine à laquelle,ils sont attachés et nous montrer les résultats qu'elle produira dans quelques siècles. Ainsi firent Wells, dans Quand le dormeur s'éveillera et J.-H.. Rosny dans La fin de la terre. Ce dernier auteur, dont l'imagination, est des mieux nourries à la science, nous promet que l'humanité, après des millénaires de progrès, mourra de soif, faute d'eau. Cette calamité me paraît d'ailleurs improbable ; une humanité savante, capable de mettre en mouvement d'immenses forces que nous ignorons encore; ne serait-ce que la dissociation industrielle de l'atome, est à même de fabriquer l'eau nécessaire à ses besoins, si la nature la lui refuse.
Ce
sont là jeux d'intellectuels. Aucune de nos investigations dans le
domaine du futur n'a de chance de coïncider un jour avec la réalité;
il n'y a pour le constater qu'à se reporter aux tableaux que les
utopistes de jadis firent de
notre époque. Là vérité est une force mouvante. Il
suffit de l'imprévu d'une découverte scientifique
pour ébranler ou modifier la
vision que nous avons
du monde.
D'année en année les théories changent. Prévoir ce que sera la
société
de demain est un pur
et simple exercice de rhétorique; C'est congeler l'activité
de l'esprit et cristalliser la pensée.
En sociologie, quiconque tente de
diriger
le torrent humain dans une direction
déterminée, de l'endiguer et de le contraindre à ne point dépasser
certaines limites est un rêveur. Un groupe d'êtres
qui n'évolue
plus est en danger de mort. Aucun système social n'a atteint à ce
jour
la forme définitive,
non même le communisme, qui a ses fondements dans l'expérience et
la théorie scientifiques. Qu'il ne tienne point compte de certains
impondérables, et il s'effondre, parce, qu'il
cesse d'être
humain. J'ai montré naguère, dans mon livre L’œil
du monde
qu'un communisme rationnel
devait intégrer les facultés sentimentales de l'homme, le besoin
qu'il a d'une mystique, ses désirs d'affection, voire son goût inné
du spiritualisme. Un romancier communiste russe a lui-même, dans une
nouvelle
d'anticipation, montré
récemment la puissance invincible de la nécessité mystique, dont
le Conseil suprême ne vient à bout qu'en privant les citoyens, au
moyen d'un opération chirurgicale, sur laquelle, l'auteur est chiche
de détails, de la faculté d'imaginer.
Un
romancier anglais, John Kendall vient à son tour de poser et de
résoudre le problème dans un très curieux ouvrage (1). Il nous
introduit de plain-pied dans une société communiste, qui embrasse
la terre entière. Tout y est réglé à merveille ; tout y
fonctionne pour le mieux, selon des principes scientifiques. L'Etat a
tous les pouvoirs, organise les unions, n'impose au citoyen que trois
heures de travail par jour, élève ses enfants, lui procure des
distractions, un logis sain et agréable, des repas exquis, des
vêtements ; pendant ses loisirs l'homme écoute des
conférences, complète son instruction, entend des concerts, assiste
à des représentations théâtrales, fait du sport, prend part à
des excursions. Il a sans cesse auprès de lui, un représentant de
l'Etat qui le surveille, le conseille et le guide. En apparence il
jouit du bonheur parfait. II n'est même pas de croyant qui ne
construise ainsi son paradis ultra-terrestre.
Cependant
il manque ou ne sait quoi, qui est l'amour, à cet état social pour
être parfait. Malgré les efforts des dirigeants, malgré la bonne
volonté communiste de chacun, la dénatalité est effrayante ;
le mélange des races, rendu obligatoire, a, donné des résultats
décevants. Nombre de zones de la planète ont été évacuées ;
l'Etat socialiste a resserré ses frontières, et les resserre de
jour en jour, pour mieux assurer le bonheur
des survivants. II ne s'inquiète point des quelques bandes de
réfractaires qui ont refusé de se joindre à la société organisée
et qui se sont établies, à leurs risques et périls, dans les
solitudes où elles vivent à leur guise.
Les
savants maîtres des méthodes rationnelles ont constaté un jour que
« les citoyens tendaient, hélas, à revenir au romantisme, à
l'érotisme. L'Etat refusait d'admettre le vide immense que
l'anéantissement de la famille et de la religion avait fait dans la
vie humaine ». Un très vieux opposant, qui se cache au fond d'une ville morte conservée à titre de musée par les chefs de la
cité nouvelle, prédit
la ruine de celle-ci :
« Qu'avez-vous
fait pour l'humanité ?… Vous en avez fait un monde de
sécurité, d'efficience, de confort, où le faible règle la marche
du fort, où personne n'a le droit de penser par lui-même… votre
monde a péché, du péché irrémissible ; il a renié le côté
divin de la nature humaine... Vous avez trahi l'humanité en lui
apprenant la nécessité du confort, le nivellement sur le plus
petit... On ne rogne pas impunément la puissance de la vie ; et
votre maison est restée sans joie... »
Et,
en effet, les hommes du communisme intégral, tels qu'ils sont
représentés dans le roman, jouissent d'un bonheur matériel qui ne
leur procure que des mécomptes. « La foi et l'amour
demandaient avec persistance une issue et ne pouvaient trouver de
satisfaction au service de la communauté. Tout le zèle de l'Etat
échouait à contenter ces instincts fonciers. La vie était d'une
inutilité infinie, d'un ennui effrayant, privée de toute autre
responsabilité que celle de faire toujours, avec d'autres, la même
tâche... Cette civilisation édictée dans un bureau n'a pas de
racines dans la nature humaine. La nature connaît mieux l'équilibre
de la vie. »
Aussi
les suicides se multiplient-ils, en même temps que la dénatalité.
Peu
à peu le besoin de sacrifier à la mystique et à la sensibilité
est si violent que les barrières .scientifiques, établies par
l'Etat autour de ses principes, craquent et que la famille reparaît,
et avec elle la foi religieuse. « La loi de la nature est là
survivance du plus fort. » Supprimer la lutte dans la société,
c'est en somme tuer
l'humanité. Celle-ci ne peut plus se développer quand l'âge d'or
est advenu.
Je
n'ai pas parlé de l'intrigue de l'ouvrage, qu est passionnante et
n'ennuie pas un instant le lecteur. L'ouvrage est fortement pensé et
mérite d'être médité. Il
ne semble point douteux que toute société instituée par les voies
révolutionnaires ne doive, si elle veut persister, tenir compte du
facteur métaphysique. Et c'est si vrai qu'à ce jour les autorités
soviétiques,
en Russie, ont pris à tâche de reconstituer, sur des bases solides,
la, famille. Le reste, que nous appelons l'organisation du divin,
viendra par surcroît. Que les savants la dédaignent, je l'accorde,
mais la masse y est attachée. Au demeurant il est facile de la
rendre inoffensive.
ROBERT
RANDAU.
(1)
John. Kendall.
Demain,
peut-être... roman possible des temps futurs,
tr. de l'anglais par Marlyse
H.-Meyer.
Un volume in-18.
Albin Michel, éd
Paris.
Robert
Randau, « Notes sur le roman d'anticipation », in Annales
africaines : revue hebdomadaire de l'Afrique du Nord,
47ème
année, n° 16, 15 août 1935.
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