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ISSN 2496-9346

vendredi 30 novembre 2018

Robert Randau, Notes sur le roman d'anticipation (1935)

En 1935 Robert Randau publie un article intitulé "Notes sur le roman d'anticipation". Il y cite H.-G. Wells (dont l'essai romancé Une Utopie moderne a été récemment réédité pour la première fois depuis 1907 dans la collection ArchéoSF) , J.-H. Rosny, chronique Demain, peut-être... roman possible des temps futurs (Unborn To-Morrow, 1933) de John Kendall (pseudonyme de Margaret Maud Brash (1880-1965), auteure anglaise) et cite au passage son propre livre L'Oeil du monde. C'est l'occasion pour Robert Randau de définir en creux sa vision du roman d'anticipation.





Notes sur le roman d'anticipation


Peindre le tableau d'une société idéale où l'homme, réduit à ses meilleurs instincts, a rejeté le lourd fardeau du passé et ne cultive plus que la science du bonheur, est pour l'écrivain, le plus souvent, une façon détournée de critiquer l'organisation sociale de son temps. Les romanciers à connaissances scientifiques aiment fort, de leur côté, avancer dans l'avenir, pousser aussi avant que la logique le leur permet le développement de la doctrine à laquelle,ils sont attachés et nous montrer les résultats qu'elle produira dans quelques siècles. Ainsi firent Wells, dans Quand le dormeur s'éveillera et J.-H.. Rosny dans La fin de la terre. Ce dernier auteur, dont l'imagination, est des mieux nourries à la science, nous promet que l'humanité, après des millénaires de progrès, mourra de soif, faute d'eau. Cette calamité me paraît d'ailleurs improbable ; une humanité savante, capable de mettre en mouvement d'immenses forces que nous ignorons encore; ne serait-ce que la dissociation industrielle de l'atome, est à même de fabriquer l'eau nécessaire à ses besoins, si la nature la lui refuse.
Ce sont là jeux d'intellectuels. Aucune de nos investigations dans le domaine du futur n'a de chance de coïncider un jour avec la réalité; il n'y a pour le constater qu'à se reporter aux tableaux que les utopistes de jadis firent de notre époque. Là vérité est une force mouvante. Il suffit de l'imprévu d'une découverte scientifique pour ébranler ou modifier la vision que nous avons du monde. D'année en année les théories changent. Prévoir ce que sera la socié de demain est un pur et simple exercice de rhétorique; C'est congeler l'activi de l'esprit et cristalliser la pensée. En sociologie, quiconque tente de diriger le torrent humain dans une direction déterminée, de l'endiguer et de le contraindre à ne point dépasser certaines limites est un rêveur. Un groupe d'êtres qui n'évolue plus est en danger de mort. Aucun système social n'a atteint à ce jour la forme définitive, non même le communisme, qui a ses fondements dans l'expérience et la théorie scientifiques. Qu'il ne tienne point compte de certains impondérables, et il s'effondre, parce, qu'il cesse d'être humain. J'ai montré naguère, dans mon livre L’œil du monde qu'un communisme rationnel devait intégrer les facultés sentimentales de l'homme, le besoin qu'il a d'une mystique, ses désirs d'affection, voire son goût inné du spiritualisme. Un romancier communiste russe a lui-même, dans une nouvelle d'anticipation, montré récemment la puissance invincible de la nécessité mystique, dont le Conseil suprême ne vient à bout qu'en privant les citoyens, au moyen d'un opération chirurgicale, sur laquelle, l'auteur est chiche de détails, de la faculté d'imaginer.
Un romancier anglais, John Kendall vient à son tour de poser et de résoudre le problème dans un très curieux ouvrage (1). Il nous introduit de plain-pied dans une société communiste, qui embrasse la terre entière. Tout y est réglé à merveille ; tout y fonctionne pour le mieux, selon des principes scientifiques. L'Etat a tous les pouvoirs, organise les unions, n'impose au citoyen que trois heures de travail par jour, élève ses enfants, lui procure des distractions, un logis sain et agréable, des repas exquis, des vêtements ; pendant ses loisirs l'homme écoute des conférences, complète son instruction, entend des concerts, assiste à des représentations théâtrales, fait du sport, prend part à des excursions. Il a sans cesse auprès de lui, un représentant de l'Etat qui le surveille, le conseille et le guide. En apparence il jouit du bonheur parfait. II n'est même pas de croyant qui ne construise ainsi son paradis ultra-terrestre.
Cependant il manque ou ne sait quoi, qui est l'amour, à cet état social pour être parfait. Malgré les efforts des dirigeants, malgré la bonne volonté communiste de chacun, la dénatalité est effrayante ; le mélange des races, rendu obligatoire, a, donné des résultats décevants. Nombre de zones de la planète ont été évacuées ; l'Etat socialiste a resserré ses frontières, et les resserre de jour en jour, pour mieux assurer le bonheur des survivants. II ne s'inquiète point des quelques bandes de réfractaires qui ont refusé de se joindre à la société organisée et qui se sont établies, à leurs risques et périls, dans les solitudes où elles vivent à leur guise.
Les savants maîtres des méthodes rationnelles ont constaté un jour que « les citoyens tendaient, hélas, à revenir au romantisme, à l'érotisme. L'Etat refusait d'admettre le vide immense que l'anéantissement de la famille et de la religion avait fait dans la vie humaine ». Un très vieux opposant, qui se cache au fond d'une ville morte conservée à titre de musée par les chefs de la cité nouvelle, prédit la ruine de celle-ci :
« Qu'avez-vous fait pour l'humanité ?… Vous en avez fait un monde de sécurité, d'efficience, de confort, où le faible règle la marche du fort, où personne n'a le droit de penser par lui-même… votre monde a péché, du péché irrémissible ; il a renié le côté divin de la nature humaine... Vous avez trahi l'humanité en lui apprenant la nécessité du confort, le nivellement sur le plus petit... On ne rogne pas impunément la puissance de la vie ; et votre maison est restée sans joie... »
Et, en effet, les hommes du communisme intégral, tels qu'ils sont représentés dans le roman, jouissent d'un bonheur matériel qui ne leur procure que des mécomptes. « La foi et l'amour demandaient avec persistance une issue et ne pouvaient trouver de satisfaction au service de la communauté. Tout le zèle de l'Etat échouait à contenter ces instincts fonciers. La vie était d'une inutilité infinie, d'un ennui effrayant, privée de toute autre responsabilité que celle de faire toujours, avec d'autres, la même tâche... Cette civilisation édictée dans un bureau n'a pas de racines dans la nature humaine. La nature connaît mieux l'équilibre de la vie. »
Aussi les suicides se multiplient-ils, en même temps que la dénatalité.
Peu à peu le besoin de sacrifier à la mystique et à la sensibilité est si violent que les barrières .scientifiques, établies par l'Etat autour de ses principes, craquent et que la famille reparaît, et avec elle la foi religieuse. « La loi de la nature est là survivance du plus fort. » Supprimer la lutte dans la société, c'est en somme tuer l'humanité. Celle-ci ne peut plus se développer quand l'âge d'or est advenu.
Je n'ai pas parlé de l'intrigue de l'ouvrage, qu est passionnante et n'ennuie pas un instant le lecteur. L'ouvrage est fortement pensé et mérite d'être médité. Il ne semble point douteux que toute société instituée par les voies révolutionnaires ne doive, si elle veut persister, tenir compte du facteur métaphysique. Et c'est si vrai qu'à ce jour les autorités soviétiques, en Russie, ont pris à tâche de reconstituer, sur des bases solides, la, famille. Le reste, que nous appelons l'organisation du divin, viendra par surcroît. Que les savants la dédaignent, je l'accorde, mais la masse y est attachée. Au demeurant il est facile de la rendre inoffensive.

ROBERT RANDAU.

(1) John. Kendall. Demain, peut-être... roman possible des temps futurs, tr. de l'anglais par Marlyse H.-Meyer. Un volume in-18. Albin Michel, éd Paris.


Robert Randau, « Notes sur le roman d'anticipation », in Annales africaines : revue hebdomadaire de l'Afrique du Nord, 47ème année, n° 16, 15 août 1935.

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