Le 1er novembre 1903 eut lieu une panne qui affecta les communications télégraphiques partout dans le monde (tout au moins les journaux parisiens l'affirmèrent le lendemain).
Le bloc-notes parisien du Gaulois s'empara de ce fait divers pour accueillir une courte anticipation, signée du pseudonyme collectif "Tout-Pari", ce qu'il se passerait 120 ans plus tard, c'est à dire en 2023, si tout fonctionnait à l'électricité: plus de communication, plus d'éclairage, plus de véhicule... et quelques troubles à l'ordre public!
Bloc-notes Parisien
La fée traîtresse
Elle est plus que toute autre charmante ; ses regards sont de feu, sa robe est tramée de soleil, son rire est éblouissant, et elle est divinement blonde. Elle embellit notre vie à tous ; elle est la joie du monde contemporain ; elle porte un nom un peu bizarre, et où des syllabes grecques ont servi- à exprimer quelque chose de très moderne : c'est la fée Electricité.
Eh bien, cette fée si généreuse et si bonne est infidèle. Elle semble ne plus vouloir s'occuper de nous. On ne peut pas compter sur elle. Impénétrable, de toute la force de son étonnant mystère, elle nous raille…
Vous savez l'aventure qui vient d'effarer l'administration des télégraphes, et avec, elle cinq cent mille commerçants, financiers, et industriels ? — Paris privé de communications pendant vingt heures avec presque toute la France du Midi, avec l'Espagne, le Portugal, l'Algérie — et avec l'Amérique.
En broyant des couleurs sombres et dramatiques, je pourrai vous faire un effroyable tableau des fâcheux effets économiques qu'a dû provoquer cette cause inattendue, vous montrer les, ruines que le retard des dépêches aurait pu, en certains endroits, provoquer. Mais sans doute on a pu les éviter grâce au téléphone, qui voulait bien fonctionner par un caprice de la fée — naturellement inexplicable : les caprices féminins le sont déjà, à plus forte raison celui des fées échappent-ils à notre humble logique.
J'avoue trouver l'événement, si on le considère sous un certain angle, pittoresque, singulièrement piquant en même temps que fantastique Les explications vont pleuvoir nous continuerons à ne pas comprendre.
Et voyez où notre, fâcheux scepticisme nous a conduits : personne ne voudra convenir avec moi que c'est un mauvais tour de fée, tout simplement…
Seulement, consolez-vous, ce- n’est pas le dernier. Et l'on peut deviner que la fée recommencera. Qui sait ? C'est peut-être un avertissement. Elle a trouvé que les hommes agissaient trop sans façon avec elle. Ils ne savent pas ce qu'elle, peut faire ni ce qu'elle est vraiment, et déjà ils la voudraient traiter en esclave. La fée, passez-moi l’expression, se « rebiffe ». Il est très aisé de deviner ce qui, dans pas très longtemps, se produira… Je voudrais vous le conter rapidement.
« Le 8 décembre de l'an 2023 on apprit vers midi à la Bourse des Trusts, à Paris, que depuis quelques instants des troubles étaient survenus dans le fonctionnement du télégraphe certaines communications étaient interrompues par une cause inexpliquée.
On crut qu'elles seraient très promptement rétablies, mais à 12 heures 11’ 5" 3’’’comme on apprenait que le mal n'était pas réparé, le roi des mâchoires artificielles — qui était un personnage fort connu et très Parisien, étant né non loin de là, à Berne — ayant à faire parvenir à Whitetown, la plus grande cité du pôle Nord, une commande de six cent milliards de dents, décida d'expédier vers elle deux de ses meilleurs aéronefs, capables de faire du 2.000 à l'heure.
A 12 heures 16’4’1' on apprit que le téléphone ne fonctionnait plus, et que toutes les communications du télégraphe étaient coupées. La dernière dépêche reçue, et tronquée d'ailleurs, était de Chicago et annonçait que, sauf avec Paris, Chicago ne pouvait plus correspondre avec aucune ville.
Cette nouvelle se répandit dans Paris et fut accueillie avec scepticisme.
La sixième édition quotidienne du Paris-Herald, parue en huit langues vers trois heures de l'après-midi, en relatant ces faits dont elle affirmait l'authenticité, rappelait que ce phénomène ne s'était produit qu'une fois, il y avait fort longtemps, le 31 octobre 1903, à Paris même. On l'avait insuffisamment étudié à cette époque, car on ne s'en était pas fort inquiété on avait eu raison ; un pareil trouble ne pouvait durer longtemps.
La septième édition du Paris-Herald parue une heure plus tôt que de coutume, à quatre heures, était moins rassurante plusieurs tramways avaient brusquement cessé de marcher — sans doute par une cause semblable à celle qui arrêtait télégraphes et téléphones
… Quelques .minutes après, Paris entier était dans la plus grande agitation. Tous les véhicules, et même les railways, étaient arrêtés implacablement. Puis, fait plus dramatique, sur tous les points de la ville, on vit s'abattre, du haut des airs, des aéronefs dont les moteurs électriques avaient subitement perdu toute force. En tombant, les plus petits écrasaient des groupes de passants, les plus vastes brisaient le fronton des monuments. Partout, dans les nacelles brisées à terre, on entendait des cris de douleur et des plaintes affreuses. Le ciel, qui un moment avant était sillonné de, dirigeables, laissait apercevoir maintenant ses routes aériennes désertes.
L'affolement général s'accrut encore quand fut tombée la nuit : impossible d'éclairer la ville, non plus que les maisons. Il y avait soixante ans déjà qu'avaient disparu les éclairages à pétrole — depuis que les mines qui le fournissaient s'étaient épuisées, c'est-à-dire quelques années après qu'il eut été impossible de trouver le moindre gisement de houille. — Personne ne connaissait plus d'autre lumière que la lumière électrique, qui coûtait un sou par jour à chaque contribuable éclairé par les soins de l'Etat.
L'heure du dîner vint. Il fut impossible, dans toute la cité, de trouver un seul dîner chaud. On dut se contenter de manger des mets froids.
Bien que le temps fût glacial et que, par suite de cet arrêt de l'électricité, les trottoirs ne fussent pas chauffés comme de coutume, poussés par une invincible curiosité, les Parisiens sortirent en grand nombre dans les rues qui étaient fort obscures, car le ciel était d'un noir profond.
Beaucoup de personnes, dans cette mêlée, s'égarèrent et ne purent rentrer chez elles. Quelques bons vivants riaient de ces événements bizarres, qui changeaient tant la physionomie de Paris ; mais tous les autres habitants étaient consternés et rongés d'inquiétudes.
Quand le jour parut, tout était dans le même état que la veille au soir. Alors, commença. La terreur de la famine. Comme personne ne prenait plus d'aliments qui ne fussent pas chimiquement préparés, et que les machines qui les fabriquaient ne pouvaient fonctionner, il était facile de prévoir que si, huit jours durant, l'électricité refusait de servir, Paris mourrait de faim ! Les prix des aliments montèrent très rapidement.
Le lendemain et jours suivants, la ville présenta le spectacle le plus lamentable qui se puisse imaginer. Les esprits étaient frappés de peur ; les corps souffraient du froid. A la faveur de l’obscurité, des coquins pillèrent les maisons des riches particuliers, les banques et les musées.
Le huitième jour, alors que de toutes parts, on signalait d'affreux sinistres, un espoir soudain traversa la ville. On apprit qu'un académicien des plus illustres venait, après de patientes recherches, de retrouver le secret perdu de la fabrication des bougies. Mais on fut consterné en apprenant qu'il ne possédait pas suffisamment de matière pour en faire plus d'une demi-douzaine. Au surplus n'avait-il pas encore découvert le moyen de les allumer. On voyait dans la rue, des gens qui portaient des morceaux de vieux meubles — les meubles modernes étaient en acier — dans l'espoir de les enflammer.
Le dixième jour, comme la ville était plongée dans le désespoir, — tout à coup, par hasard, un employé de commerce qui remisait une automobile, s'aperçut que le moteur pouvait fonctionner quelques heures plus tard, l'électricité, sans cause apparente, était redevenue obéissante, la ville était éclairée, les railways roulaient, les aéronefs volaient, les télégraphes et le téléphone avaient, repris leurs communications… Paris était sauvé.
Mais on n'oublia pas cette dure leçon. On se méfia désormais de la fée Electricité et on prit contre elle maintes précautions. Il est vrai que la joie des hommes, qui étaient si heureux de ses bienfaits ne revint jamais… »
Tout-Paris,« La
fée traîtresse »,
in Le Gaulois,
n° 9515, 2 novembre 1903
Illustration: Albert Robida, "L'électricité, la grande esclave"
in Le Vingtième siècle - La vie électrique, 1893
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