Luc Durtain a écrit quelques textes relevant de la science-fiction parmi lesquels Voyage au pays des Bohohom (1938). Il a aussi critiqué des textes de science-fiction. En 1939, il évoque Dans cent ans (version originale : Looking Backward, 1888, première traduction française 1891) de Bellamy en ces termes élogieux:
Lorsqu'un
livre atteint à un succès immense, universel, les circonstances de
la parution ces sent de jouer : il faut chercher la cause du triomphe
dans les qualités intrinsèque de l'œuvre. Or Looking backward
(1), ou, si l'on veut, Cent ans après, du romancier américain
Edward Bellamy, a été vendu à plus d'un million d exemplaires,
traduit dans toutes les langues ; et des « Sociétés Bellamy » ont
essaimé dans le monde entier. Après un demi-siècle, son action
n'est pas épuisée.
Depuis
Thomas Morus, et son roman l'Utopie, que de récits imaginaires nous
ont proposé une société idéale !
Il
suffit de rappeler la Cité du Soleil, de Campanella, ou l'icarie, de
Cabet. Plus direct, Bellamy nous transporte dans Boston de 1887 dans
celui de l'an 2000.
Pour
qui connaît le Boston actuel — les immenses souffles brumeux qui
attaquent la pyramide de Bunker Hill, la vision de Mystic River, et
de l'Université de Harvard, les îles et les ports hérissés de
mécaniques — le lieu de cette anticipation est choisi d'assez
adroite façon ! Boston, avec sa société très fermée, ses
admirables et coûteuses musiques, son intellectualité raffinée,
parmi un mercantilisme suffocant, est une des villes les plus «
vieille Amérique » du nouveau Continent.
Le
thème de Bellamy est fort simple, Julien West, un jeune homme de la
meilleure, de la plus conventionnelle société bostonienne, s'endort
d'un sommeil cataleptique. Il se réveille cent treize ans après, en
l'an 2000, dans une société entièrement nouvelle.
Le
bon docteur Leete la lui explique et la jeune Edith se chargera de
l'y attacher.
Quels
sont les traits essentiels de cet âge futur ? On n'y trouve plus, ni
monnaie, ni salariat, ni lutte féroce entre les capitaux. L'Etat a
mis la main sur toutes les formes de l'industrie et du commerce. Tous
les citoyens sont tenus, de vingt et un à quarante-cinq ans, à un
service obligatoire dans l'armée du travail. Ensuite, commencent
leur vie libre, les occupations nettes et indépendantes.
Bellamy,
dans cette rigoureuse uniformité, sauvegarde avec soin la liberté
des lettres, des arts, des sciences. Et il sait compenser l'aisance
agréable, mais un peu limitée, dévolue à n'importe quel citoyen,
par la splendeur des édifices et des divertissements publics.
Il
faut étudier ce tableau extrêmement ingénieux, circonstancié et
précis, où l'on trouvera les anticipations les plus prophétiques
comme celles de la T.S. F., tort excellemment décrites.
Mais,
ce n'est point par de tels détails, si curieux soient-ils, que vaut
surtout le livre de Bellamy. C'est par le sentiment plein et
magnifique de l'abondance. « Cette abondance dont, en Amérique, les
technocrates surtout, et en France Jacques Duboin, se sont fait les
prophètes : abondance qui est, sans nul doute, devant nos yeux
aveugles, le fait le plus important des temps actuels. »
L'humanité
a fait fortune. Elle a fait fortune au point du pouvoir consacrer à
des dépenses improductives et destructrices — celles des armements
— une large part de ses forces. Elle est arrivée à produire
aisément en laissant inemployés des millions de chômeurs. Elle
doit même restreindre ou détruire toute une part de sa production,
tandis que les misères s'accroissent. Une époque d'abondance
gouvernée par les règles du temps de pénurie, voilà le spectacle
extravagant que nous avons devant les yeux.
Le
livre de Bellamy est fait pour dessiller nos paupières. Il a cette
force de ne pas s'adresser seulement à notre raison, mais à notre
cœur. Un tel ouvrage a sans doute quelque chose à dire à chacun de
nous.
(1)
Edition Fister
Luc
Durtain, « Cent ans après », in Marianne,
29 mars 1939
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