"Le Phonographe" fait partie de ces multiples textes oubliés et qui pourrait passer tout à fait inaperçus. Pourtant il propose une date anticipée (1950 pour une date de publication en 1893) et une utilisation du phonographe pour des usages domestiques qui ont certes eu lieu mais pas dans les conditions décrites dans la nouvelle ce qui présente donc une extrapolation qui mérite d'être retenue.
LE PHONOGRAPHE
à Paul Bourget
M. Besmier est
étendu sur son dernier lit, jaune entre quatre cierges jaunes, au
milieu des fleurs.
Non loin de lui,
anéantie au fond d'un grand fauteuil, sa veuve, une septuagénaire
aux cheveux blancs, regarde obstinément le feu qui danse dans la
cheminée, et froisse dans ses mains son mouchoir humide de larmes.
Elle a dû être
très belle dans son temps, la bonne vieille dame, mais les ans ont
passé sur elle, courbant sa taille, déformant la bouche, éteignant
les yeux.
Aujourd'hui, —
nous sommes en 1950 — elle vient de perdre son époux, M. Besmier,
après une lente agonie de vingt années, vient de succomber à ses
rhumatismes, à sa goutte, à sa paralysie, pour mieux dire : à
la vieillesse. Et, lentement, devant les yeux à demi-fermés de la
triste femme, passent et repassent, comme des réalités de chair,
les jours heureux passés avec celui qu'elle pleure.
Elle se revoit toute
jeune fille, sortant du Sacré-Cœur pour entrer dans la vie mondaine
et brillante du noble faubourg. Oh ! le premier hiver dans le
monde !... le bal, les soirées, les spectacles... une féerie
ininterrompue pendant six mois ! Parmi tous les jeunes gens qui
lui faisaient la cour, elle distingua tout de suite Henry Besmier.
A cette époque,
Henry Besmier, sorti de l'Ecole normale avec de nombreux succès,
commençait à se faire un nom dans le monde des lettres. Arrivé en
un temps où les psychologues tenaient le haut du pavé, et où la
dissection du « moi » semblait la seule science
philosophique, Besmier, lui, s'était rejeté résolument sur la
métaphysique : définir les notions d'espace et de temps,
trouver la signification vraie de ces mots : mouvement, vie,
mort, éternité, telle était l'idée fixe qui revenait
douloureusement dans tous ses livres.
Cette préoccupation
constante réagissant sur sa vie privée, finit par lui donner une
singulière manie : celle d'échapper au temps le plus possible,
de fixer pour le plus longtemps possible ses sensations, ses
sentiments, ses idées.
Aussi, lorsqu'il eut
obtenu la main de la belle Claire de Montfleury, pensa-t-il très
sérieusement à éterniser ces heures d'amour qu'il savait devoir
être brèves... Et, pour ce faire, il déposa, non loin du lit
nuptial, un phonographe d'une extrême sensibilité et d'une
précision merveilleuse.
... Pendant une
partie de la nuit, l'ingénieux appareil d'Edison fonctionna,
enregistrant depuis les timides baisers de bienvenue jusqu'aux plus
ardents gémissements d'amour.
Le lendemain, quand
le soleil déjà haut, eût réveillé les deux amoureux, Henry
montra à Claire l'indiscrète petite machine, et lui dit :
« Quand nous serons devenus vieux, nous passerons peut-
être de bien bonnes heures avec ce jouet... »
être de bien bonnes heures avec ce jouet... »
... La bonne dame,
aride et courbée comme un vieux saule, tressaille en se souvenant du
phonographe... elle veut l'entendre encore une fois... oh !
oui... quand son cœur devrait se briser, elle l'entendra !
Tout au fond de
l'armoire à glace parfumée, dans un riche coffret, gît le précieux
instrument... Mme Besmier le prend avec respect dans ses mains
tremblottantes, et le contemple longuement. Puis, fermant à clef
toutes les portes pour s'isoler entièrement avec ses souvenirs, elle
met en mouvement la batterie... le cylindre se meut avec rapidité.
Elle se penche alors tout près de lui, et voici qu'elle entend sa
propre voix d'il y a cinquante ans, et celle de son vieil époux qui
repose là sur ce lit, éternellement silencieux.
Voici les voix qui
sortent du phonographe : « Claire ! — Mon bien
aimé !... — Seuls ! nous voilà seuls enfin ! pour
la première fois vous voilà toute à moi ! — Oh ! Oui !
toute à vous !... — Vous
tremblez... pourquoi ? Vous avez peur de moi ?... Pourquoi tremblez-vous dans mes bras ? — Et vous, mon ami, pourquoi pleurez-vous ?... Quand on a beaucoup aimé, Claire, quand on a très longtemps désiré une belle et pure jeune fille, et qu'on se trouve soudain en possession de son rêve, il semble qu'on aspire plus de bonheur que le cœur n'en peut contenir, et l'on se sent défaillir... Ce soir de noces, cette robe blanche... ces fleurs... l'innocence de ce front, de ces yeux si beaux... Ah ! te voilà enfin ! toi, la douce vision de mes rêves, toi la bien-aimée, toi dans ta jeunesse et dans ta beauté !... Laisse-toi aimer, veux-tu ? Laisse-moi mettre à tes pieds tout ce que je possède de dévouement et de tendresse ! — Relevez-vous, Henry, je vous aime et je vous aimerai toujours !... — Ah! quel mot prononces-tu là! Toujours ?... — Toujours ? »
tremblez... pourquoi ? Vous avez peur de moi ?... Pourquoi tremblez-vous dans mes bras ? — Et vous, mon ami, pourquoi pleurez-vous ?... Quand on a beaucoup aimé, Claire, quand on a très longtemps désiré une belle et pure jeune fille, et qu'on se trouve soudain en possession de son rêve, il semble qu'on aspire plus de bonheur que le cœur n'en peut contenir, et l'on se sent défaillir... Ce soir de noces, cette robe blanche... ces fleurs... l'innocence de ce front, de ces yeux si beaux... Ah ! te voilà enfin ! toi, la douce vision de mes rêves, toi la bien-aimée, toi dans ta jeunesse et dans ta beauté !... Laisse-toi aimer, veux-tu ? Laisse-moi mettre à tes pieds tout ce que je possède de dévouement et de tendresse ! — Relevez-vous, Henry, je vous aime et je vous aimerai toujours !... — Ah! quel mot prononces-tu là! Toujours ?... — Toujours ? »
... La vieille
Claire écoute toujours, les yeux fixés sur le mort, la bouche
plissée d'un triste sourire. Un nouveau décor se déroule devant
elle : elle revoit la chambre nuptiale, le large lit aux rideaux
bleus, les tableaux qui ornaient les murs, tout... et même un détail
insignifiant : un dessin du tapis qui représentait une corne
d'abondance remplie de gerbes et de fleurs.
L'illusion est si
forte, que Mme Besmier doute un moment de la durée qui s'est écoulée
depuis ce jour... Mais l'impitoyable réalité surnage bientôt tout
autour de ses sens, et s'impose à elle malgré l'ironique petit
langage du phonographe.
Alors la bonne
vieille dame aux cheveux blancs se sent envahie par une mélancolie
si pénétrante, l'affreuse ironie des choses transperce son pauvre
cœur d'une pointe si acérée, qu'elle tombe avec un gémissement,
comme morte, sur le tapis.
Elle est morte avant
d'avoir pu se décider à détruire ce dépositaire fidèle de ses
plus belles heures d'amour et de jeunesse.
Aujourd'hui, le
phonographe est tombé entre les mains d'un héritier, cousin au
douzième degré. Celui-ci le conserve avec ses curiosités dans son
fumoir. Parfois, lorsqu'il reçoit des amis, et qu 'on est un peu
gai, il tire du coffret la petite machine, la remonte...
Et l 'on entend
s'élever, toujours jeunes et fraîches, chantant leur éternelle
chanson d'amour, les voix des deux bons aïeux qui dorment depuis
déjà bien longtemps clans leur tombeau.
Charles du Biez
(pseudonyme de Charles Droulers-Pruvost, 1872 – 1945) , « Le
phonographe », in Les Enfants du Nord,
Paris, volume
I, 1893
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