En 1895 les jeunes avocats du barreau d'Anvers montent une pièce intitulée Un procès en l'an 2000. Comme d'autres spectacles souvent avec une représentation unique, il a laissé peu de traces. Pourtant la revue L'Art moderne en livre un résumé dans son numéro du 3 mars 1895, permettant de rendre un peu de visibilité à ces anticipations invisibles car jamais reprises ni éditées comme la revue Une soirée en l'an 2000 (1929) récemment chroniquée sur ArchéoSF.
UNE
PREMIÈRE AU JEUNE BARREAU D'ANVERS
Un
besoin de théâtre nouveau se fait sentir en Belgique, au milieu des
besoins nouveaux de tous genres qui tourmentent ce singulier pays
devenu, tout à coup, par une explosion de tendances et un étonnant
concert d'efforts, le plus curieux foyer d'événements et le plus
énigmatique, préparant, d'après les vraisemblances, d'étranges
surprises dans tous les genres.
Et
parmi ce groupe du Barreau, si remuant, si compliqué d'opinions
diverses et contradictoires, microcosme de notre société entière,
où l'on retrouve tous ses travers, toutes ses vertus, toutes ses
faiblesses et toutes ses énergies, voici qu'à deux reprises une
tentative se manifeste vers les oeuvres de la scène. Il y a peu
d'années, c'était la Conférence des jeunes avocats de Bruxelles
qui jouait Omnia Fraternè, cette revue amusante, critiquant
les hommes et les choses du jour, d'un esprit léger et piquant.
Voici maintenant la Conférence d'Anvers qui produit une oeuvre
sortant du présent, envisageant avec pénétration l'avenir, mettant
en relief ses espérances et ses déceptions possibles, dans un
ensemble à la fois amer et joyeux, sarcastique et incongru, avec
cette séduction rare que l'auditeur ne sait jamais exactement
démêler le fond de l'âme des auteurs, inconsciemment et
tragiquement obscurs. Le titre : Un Procès en l'an 2000.
Nous
avons assisté avec un étonnement et un intérêt croissants à
cette production qui a captivé notre attention pendant plus de deux
heures. L'imprévu était extraordinaire, aussi grand, peut-être,
pour les acteurs devant le succès grandissant, que pour les
spectateurs menés par des chemins inconnus, serpentant en lacis
bizarres.
C'était,
en apparence, d'une simplicité extrême. Point de décors, point de
théâtre machiné. Une simple estrade comme au temps des mystères
joués par la vieille Basoche sur la table de marbre en la grande
salle du Palais à Paris. Onze personnages, en costume de ville, sauf
trois en robe d'avocat. Une figuration rudimentaire : A la droite des
regardants, LE MAGISTRAT, assis à une petite table. A gauche,
L'AVOCAT et LE MINISTÈRE PUBLIC, côte à côte, presque la main
dans la main, à même hauteur d'impodium,à
une autre petite table. Dans l'intervalle, reliant ces deux actes,
sept chaises et, sur ces chaises, en commençant par le côté du
magistrat, sept individualités, entités mystiques réalisées en
d'humaines individualités connues dans les couloirs judiciaires : LE
PHYSIOLOGUE, LE GÉNÉALOGUE, LE PSYCHOLOGUE, LE SOCIOLOGUE,
L'HYPNOTISTE, LE MAGE, L'ANANKISTE.
Enfin,
un peu en arrière, un tableau noir, et debout, la craie à la
main, un CALCULATEUR.
C'est
ce personnel, à première vue extravagant, qui va procéder à
l'instruction et au jugement du Procès de l'an 2000. Voici ce litige
à la fois carnavalaire et profond.
En
l'an 2000, quiconque viole les justes lois de l'époque n'est plus
considéré comme un coupable mais comme un malade. Il a droit, non
pas à la peine, mais au traitement. Aussi est-il devenu inutile de
poursuivre les délinquants ; ils se présentent eux-mêmes, se
plaignant à la Justice de leurs prédispositions illicites comme
aujourd'hui on se plaint au médecin de ses souffrances. On les juge,
comme on ausculte, on les examine en les diagnostiquant. C'est de la
clinique ingénieuse et compatissante au lieu de la procédure
menaçante et impitoyable du code d'instruction criminelle sous
lequel nous avons l'avantage de vivre.
En
l'an 2000 la loi veut qu'à trente ans, au plus tard, tout citoyen
ait satisfait au devoir de prendre femme et de créer une famille
monogamique. Quiconque y manque commet un délit, c'est-à-dire qu'il
est tenu pour malade et a droit au traitement. A cet effet, il
adresse une requête au Magistrat, exposant son cas et demandant
l'examen médical. A cet effet, on réunit la Cour du district de
l'inculpé volontaire, composée des onze fonctionnaires énumérés
tantôt.
Le
Magistrat lit la requête. Oh ! est-elle comique et grave celle
de l'espèce, lue avec une solennité froide et hâtée, répondant
bien à l'esprit de son ministère en ces temps futurs géométriques
où tout homme a perdu son nom et n'est plus qu'un numéro sur le bel
échiquier de l'organisation nouvelle et où le juge n'est plus qu'un
AUTOMATE, montrant sa décision comme sur un cadran de dynamomètre
l'aiguille dès que le coup de poing est donné. Dans l'espèce, il
s'agit d'un célibataire atteint d'une INFIDÉLITÉ aiguë. Il n'a pu
se marier parce qu'il aime toutes les femmes, parce qu'il se sent
incapable de se contenter d'une seule. Il demande qu'on lui indique
le remède, car il croit sa maladie curable, et il a grand intérêt
à le croire puisque, si elle était incurable, ce serait la mort, la
peine capitale, en l'an 2000, étant établie pour tout ce qu'on ne
peut guérir.
La
requête lue, le Magistrat, « au nom de ce qui fut, de ce qui est et
de ce qui sera » remplaçant le « au nom du peuple belge », les
mortels de l'époque ayant une plus juste idée des puissances qui
dirigent les événements, déclare les débats ouverts et fait
porter au Calculateur, la main levée tenant la craie symbolique,
emblème du blanc sur noir, c'est-à-dire de la lumière éclairant
les ténèbres, du génie du bien Ormuz opposé au génie du mal
Arriman, de calculer suivant les lois des nombres, ces agents muets
du mystère, sans toutefois avoir peur de se contredire « attendu
qu'il est expert».
La
parole est donnée à l'avocat du requérant. Il parait que chacun
des confrères qui jouèrent cette fantaisie pénétrante, après
avoir reçu communication du thème général, avait été laissé
libre de composer son rôle lui-même, et qu'ils y procédèrent avec
une discrétion rigoureuse, nul n'ayant révélé, si ce n'est à la
représentation même, le couplet dramatique qu'il avait imaginé.
Aussi la variété et l'originalité ont-elles été extrêmes, alors
pourtant que l'unité, si fortement établie par la conception
générale de l'oeuvre, se maintenait avec une solidité parfaite. Il
eût fallu entendre l'ingénieux exposé des souffrances et des
remords de cet Infidèle, accompagné des tentatives de justification
de sa papillonne ! Les aperçus ingénieux, le batifolage
risqué, les sous-entendus ou le confidentiel de l'amour croustillait
devant un public en grande partie composé d'Anversoises de tous les
gabarits de beauté et d'âge fort émoustillées.
C'est
le tour du ministère public. Un avocat général de l'avenir,
absolument affranchi de morgue et de personnel gonflement, ne
souffrant aucunement de se trouver, comme plancher, au même niveau
que l'avocat, qu'il traite en copain et qui le lui rend en bon
camarade, s'attelant avec lui à un but unique : non le succès
notoire, non la condamnation d'un pauvre diable, mais tout simplement
l'éclaircissement de la cause.
On
a entendu le Réquisitoire et la Défense, si ça peut encore se
nommer ainsi en l'an d'impartialité 2000. Les juges vont donner leur
avis après un serment où il est fait invocation aux forces
naturelles, arbitres des phénomènes, lois immuables et impassibles
de l'univers. Chacun a autant de voix qu'il convient d'en accorder à
l'entité qu'il incarne. Ainsi le Physiologue qui n'examine le
patient qu'au point de vue des matérialités corporelles, de
l'habitus physique, n'a qu'un vote, tandis que l'Anankiste, auquel on
arrive en fin dernière, après avoir passé par l'échelle
ascendante des cinq autres spécialistes, en a sept, le plus grand
nombre, le nombre fatidique antique, parce qu'il personnifie le grand
dieu, le dieu maître de tous les autres, le HASARD redoutable et
aveugle, le DESTIN goguenard et terrible.
Et
comme il faut que le Hasard reste entier dans l'imprévu de ses
apparentes folies et de ses déraisons, on fait sortir l'Anankiste de
l'audience pour qu'il puisse juger sans rien connaître, les yeux
fermés et les oreilles bouchées.
Chacun
des juges s'avance à son tour sur le devant de l'estrade, debout et
découvert, pour exposer ses recherches et donner son avis. Il est
difficile d'imaginer la fantaisie et l'amusant de ces déclarations
saugrenues et profondes, où chaque plaisanterie laisse voir un
dessous sérieux et triste, scrutateur de pensées. Difficile aussi
d'imaginer la diversité du dessin et du coloris de ces morceaux
humoristiques récités par des personnalités antipodiques avec un
naturel incomparable. On assure que le Barreau de Bruxelles va
inviter cette troupe improvisée à venir renouveler dans la capitale
cette satire aristophanesque. Nous n'exagérons donc pas en disant :
l'événement prochain fera mieux que les rapides coups de crayon que
nous pourrions donner ici.
Pendant
une heure ont défilé, en réjouissant cortège, avec l'abondance
des plaisanteries rabelaisiennes, les réflexions humoristiques, les
mots profonds, les calembours, les choses sérieuses et les
balivernes. L'endroit et l'envers de la médecine, de la procédure,
de l'atavisme, ont été tournés et retournés. Chacun a eu sa voix,
son geste, ses allures. Le kaléidoscope a fonctionné en des
associations d'idées et de mots d'une richesse séduisante.Tous les
avis sont donnés. Le Calculateur, qui a inscrit sur le tableau les
chiffres représentatifs de chacun d'eux, fait une addition et une
division. La peine apparaît en son exactitude authentique. Il est
fait droit à la requête du célibataire malheureux, il obtient un
traitement aux frais de l'État, on va l'enfermer, le soigner, le
purger, le cataplasmer pendant trois cents jours.
La
Cour se retire au milieu d'applaudissements interminables. Assurément
les courtes lignes qui précèdent ne peuvent donner qu'une
superficielle idée de cet échantillon d'un théâtre spontané où
les auteurs ont cru ne faire qu'une plaisanterie, alors qu'en vérité
ils ont réuni une oeuvre qui rend songeurs ceux qui pensent à faire
du neuf en ce difficultueux domaine.
In
L'Art moderne, n°9, Quinzième année,
dimanche 3 mars 1895
(revue éditée à Bruxelles, Belgique)
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