En 1894, Raoul Mihnar (1857-1934) publie la nouvelle "Les joies futures" dans le Mercure de France. On y découvre les manipulations du vivant que le docteur Isatis réalise sur l'île (fictive) de Kefnidenn (que l'on pourrait traduire par "l'île de l'araignée") dans le Morbihan. Cette nouvelle précède de deux ans le roman L'Ile du docteur Moreau d'H.G. Wells. Le texte est dédié à Henri Guède, vulgarisateur scientifique, notamment auteur d'un Traité élémentaire d'histoire naturelle.
Les Joies futures
Pour Henri Guède
Le
Dr Isatis est un homme vigoureux, de corpulence moyenne, blond roux et les veux
très clairs. Il se livre peu, et lorsque j’eus l’honneur de lui être présenté
il ne souffla mot, n’ayant rien à me dire, et me donna ainsi la sensation de
l’homme supérieur.
Après un certain nombre
d’entrevues silencieuses, qui nous inspirèrent l’un pour l’autre une très
grande sympathie, il voulut bien me convier à visiter son établissement
horticole de l’île de Kefnidenn (Morbihan), où j’acquis la conviction, grâce à
ses très lucides explications, qu’une série de progrès importants venait de
s’effectuer à la fois dans le domaine agricole et celui de la physiologie
animale.
Isatis est un autodidacte ;
il s’est fait lui-même. Dans les montagnes cévenoles où il est né, il eut de
bonne heure l’habitude de la méditation. Son père, un énergique bûcheron, lui
enseignait à se taire, mieux que n’y eût réussi toute l’éloquence d’un Carlyle
; sa mère, nièce d’un curé, lui apprit à lire dans la traduction de l’IIliade par madame Dacier, lui donnant,
dès la prime enfance, le goût des larges blessures et le désir des amputations.
A quinze ans, il arrivait à Paris avec trente sous dans la poche et une
indomptable volonté dans le cœur. A vingt-cinq ans, il était docteur en médecine
et en chirurgie, immensément riche grâce à l’amitié de l’illustre chirurgien
Ranmort, qui se prit d’amitié pour son meilleur élève et l’institua en mourant
son légataire universel.
Libre désormais, il rêva la
découverte décisive, qui, du jour au lendemain, fait d'un inconnu une gloire de
l’humanité. Abandonnant la pratique, il chercha l’homoncule en la bouteille,
et, marchant sur la trace des Paracelses et des doms Junipériens, il s'enferma
dans son laboratoire, distillant, cristallisant, se corrodant les paupières à
la flamme des creusets, voulant réaliser chimique ment ce polyèdre assez
compliqué que l’on appelle un homme. Malgré ses efforts et ses immenses
connaissances, il échoua ; l’heure n'était pas venue ou elle était passée.
Il obtint de curieuses géodes en forme d’estomac ; mais elles se refusèrent à
digérer. Il s’inclina devant son échec et entama la lutte d’un autre côté.
« Quand un jardinier veut
obtenir une rose, il ne va pas chez le droguiste. » Cette vérité de fait
l’éclaira sur la véritable et définitive voie.
« Pour obtenir la vie, il
faut la vie. »
Le laboratoire de chimie fut
transformé en laboratoire de physiologie ; de nombreuses expériences de
vivisection se succédèrent, et, en quelques mois, par de simples greffages,
Isatis accomplissait un chien à six têtes, qui tient encore aujourd’hui une
place d’honneur dans ses vastes collections.
Sûr du succès, il acheta, pour
travailler en paix, la propriété de l’île de Kefnidenn, où il aménagea, suivant
ses plans, les superbes établissements qu’il me fut permis de visiter. Etant
l’un des principaux actionnaires d’une entreprise importante de piraterie, il
eut à bon compte les sujets humains qui lui étaient nécessaires ; quelques
pourboires distribués à propos dans les ministères et les préfectures lui
valurent la neutralité bienveillante de l’administration, et, dès maintenant,
l’œuvre est sortie de la période théorique ; elle existe ; elle est
devenue une affaire.
Le bâtiment principal consiste
en une vaste serre où peinent sans relâche des équipes de jardiniers bien
dressés. C’est la serre de réparation.
On y constate le premier pas fait vers le progrès par le Dr Isatis. Il a rendu
à l’homme les privilèges du lézard et de l’écrevisse, la faculté de régénérer
les membres perdus pour une cause ou pour une autre. Les gens à réparer sont
placés près des cloches en verre contenant le milieu nutritif où plonge seule
la portion du corps incomplète. L'œil éprouve une joie très spéciale à voir ces
manchots, culs-de-jatte, etc., dont les membres absents repoussent avec une
rapidité parfaitement appréciable sous un fort grossisse ment. Jusqu’à présent,
on ne reçoit pas dans cette serre d'étrangers à l’établissement ; le docteur
opère sur son personnel, qui se laisse amputer avec plaisir, certain d'être
payé comme à l’ordinaire et d'avoir en même temps quelques journées de repos.
A côté, se trouve l’étuve de segmentation. Le progrès obtenu
est le suivant. Comme les animaux les plus inférieurs, l’homme y prolifère par
dédoublement, mode si pratique et si moral, sup primant les inconvénients du
procédé actuel, si disgracieux, de reproduction, inconvénients à la fois moraux
et physiques sur lesquels il est inutile d’insister. Le processus opératoire
est d'une simplicité merveilleuse : on coupe le sujet en deux et l’on
applique la surface de chaque section sur une cuve pleine du milieu nutritif.
En un nombre plus ou moins grand de jours, chaque moitié a regagné la partie
symétrique ; on a deux hommes complets, parfaitement semblables à
l’original, et l'on peut s’en convaincre par des photographies faites
antérieurement.
Le docteur arrive même avec une
fraction du corps, quelque petite qu’elle soit, à reconstituer l’organisme
entier. Soulevant une cloche, il me découvre un pied planté seulement depuis
trois jours ; le mollet est déjà formé et l’articulation du genou commence
à se dessiner. Sous une éprouvette, un pouce coupé de la veille a déjà son
index.
« D'un être humain, en deux
mois, j’en fais cent et plus », déclare mon docte ami. Pour lui, le problème de
la dépopulation n’offre plus aucun sens. Il ne croit pas néanmoins que l’on
puisse opérer dès maintenant la castration universelle, si désirable en
présence des crimes passionnels et des divagations amoureuses.il est évident
qu'un seul établissement ne peut fournir d'êtres humains l’univers entier ;
plus tard, on verra, si des installations analogues sont faites, en de nombreux
points du globule terraqué. On ne peut mettre notre espèce à la merci d’un
tremblement de terre, d'un cyclone, d'une quel conque éventualité.
Le troisième progrès du docteur
est le suivant. Comme aux plantes, il donne aux hommes un pouvoir presque
infini d’amélioration. Il lui a suffi d’appliquer avec tact la bouture et
l’écussonnage, lui permettant de conserver les produits obtenus par le semis,
et de les fixer de façon définitive.
Avec une bonne foi très
curieuse chez un savant, Isatis rend pleine justice à ses prédécesseurs,
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, aux zéphyrs de Kabylie, à Paul Bert, à
Brown-Séquard, etc. Il se reconnaît un seul mérite, c’est d’avoir agi avec plus
de décision. Le greffage a, déprimé abord, donné les meilleurs résultats, et le
docteur s’est distrait d’études plus sérieuses par la fabrication de quelques
monstres ; il possède, à côté du chien à six têtes, et parfaitement
conservés dans l'alcool, une femme à douze mamelles, un enfant à quatre nez, un
homme dont le dos est entièrement couvert d’yeux de diverses nuances.
Le docteur a fait succéder des
essais plus pratiques à ces expériences d'ordre purement théorique. Par des
écussonnages de substance cérébrale, joints à une culture plus ou moins intensive,
à des engrais plus ou moins actifs, il double, triple, décuple l'intelligence,
la diminue, la déforme ; il joue de la pensée comme d'un luth, réussissant
à volonté le mystique actif et le mystique passif, le mage et l’explorateur,
l’écrivain de génie, le général et le cordonnier par vocation.
Pour couvrir en partie ses
dépenses, il s’est ouvert quelques débouchés à l’étranger, et, dans un hangar,
il m’indique un certain nombre de commandes soigneusement étiquetées et prêtes
à être expédiées ; il y a- là trois gendarmes pour l’empereur de Russie,
un président de République pour l’Amérique du Sud, et un grand poète national
pour la Suisse. J'assiste au repas, très simple, calqué sur le gavage des
poulets au jardin d'Acclimatation. Chaque sujet avale l’extrémité d’un tube en
caoutchouc dont l’autre bout plonge dans une immense marmite. On appuie sur un
bouton, on compte jusqu'à cinq, et l’opération est terminée. Les frais
quotidiens de cette nourriture s’élèvent à vingt centimes par échantillon.
Le prix des produits est
uniforme.
« Un homme d’esprit, dit
le docteur, ne me coûte pas plus cher à façonner qu'un imbécile. Il serait
malhonnête de le faire payer davantage à mes clients. »
Raoul Mihnar, « Les joies futures »,
in Mercure de France, n° 49, janvier 1894.