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mercredi 19 décembre 2018

Louis Jourdan, Un cours d'histoire en l'an 2000 (1861)


Le 1er septembre 1861, Louis Jourdan fait paraître dans Le Siècle le texte « Un cours d'histoire en l'an 2000 ». Louis Jourdan (1810-1881), éditeur de presse et journaliste, fut proche des phalanstériens et des saint-simoniens et membre du comité central de direction de l'Association pour le droit des femmes. Ses engagements transparaissent dans le texte.
Ce «Cours d'histoire en l'an 2000» est l'objet d'un article critique le lendemain dans Le Temps.



Un cours d'histoire en l'an 2000


Cent quarante ans se sont écoulés.
Paris est devenu la capitale de la confédération européenne. Les divers peuples qui forment cette puissante confédération sont unis entre eux comme le sont de nos jours les anciennes provinces qui forment l'unité français. Tous parlent la même langue, bien qu'ils aient conservé l'originalité de leurs mœurs ; il n'y a plus de frontières, plus de lignes de douane qui les séparent ; ils obéissent aux mêmes lois générales ; l'unité monétaire, l'unité des poids et mesures sont réalisées depuis longtemps. Les armées permanentes ont disparu. Ce que nous nommons aujourd'hui les puissances cléricales est passé à l'état de mythe. La liberté n'est plus seulement un mot, elle est devenue une réalité saisissante.
Sur une des hauteurs qui environnent Paris, s'élèvent de magnifiques édifices destinés à l'instruction de la jeunesse. Là, des savants illustres, des femmes éminentes enseignent librement la philosophie et l'histoire. Des jeunes gens des deux sexes, venus de tous les points du globe, commodément assis dans des salles que les plus grands artistes ont décorées écoutant respectueusement la parole du maître. Le sujet de la leçon paraît les intéresser vivement. Des applaudissements ont interrompu l'orateur et il reprend :

« … Nous voici parvenus à la période la plus intéressante de ce grand dix-neuvième siècle qui, au prix de si douloureux sacrifices, de si vaillants efforts, a préparé l'ère harmonique dans laquelle nous entrons.
Je vous ai dit quelle série d'événemens modifièrent si profondément la situation morale et matérielle de la France après la révolution de 1848.
Nous arrivons maintenant à une période plus calme et plus forte, plus consolante surtout. L'Italie, opprimée par une puissance dont nous savons à peine le nom aujourd'hui, par l'Autriche et par les roitelets qu'elle tenait en lisière, opprimée plus encore par la papauté temporelle qui s'agitait alors dans les convulsions de son agonie, l'Italie, si florissante aujourd'hui, revendiqua son indépendance et sa nationalité.
La France renouant le fil interrompu de ses glorieuses traditions, tendit à l'Italie une main fraternelle ; son armée fit des prodiges sur des champs de bataille à jamais célèbres et, dans une héroïque campagne de soixante jours, la Lombardie fut conquise. Le vainqueur malheureusement s'arrêta au lendemain de sa victoire, et l'Europe libérale, tout en sachant gré au chef du gouvernement français d'avoir pris en mains la cause de l'Italie, considéra comme un malheur que, au lieu de poursuivre l'armée autrichienne démoralisée, de la rejeter hors de la Vénétie, il eût consenti à signer la paix de Villafranca. Cette paix en effet plongea l'Italie en de mortelles angoisses. Elle ne désespéra pas pourtant la vaillante nation ! Et grâces lui soient rendues ! Ses efforts et ses luttes, non-seulement assurèrent son indépendance, mais aussi préparèrent l'émancipation de tous les peuples alors opprimés.
Vous ne pourriez comprendre ni le sens de ces événemens ni les causes des hésitations de la France du dix-neuvième siècle, si vous ne vous rendiez compte du double phénomène que je vous ai expliqué dans de précédentes leçons. A l'époque dont nous nous occupons, l'Angleterre n'était point ce qu'elle est aujourd'hui. Préoccupée exclusivement de ses intérêts, forte de sa marine, de son vaste commerce, de ses immenses richesses, elle exerçait sur l'Europe une influence qui n'était pas toujours en harmonie avec les principes que ses hommes d’État proclamaient du haut de leurs tribunes. Elle jalousait la France, et le plus possible lui faisait obstacle. L'Angleterre n'avait donné à l'Italie ni un homme ni un écu. La gloire que la France avait recueillie à Magenta et à Solferino, la haute position qu'elle avait prise en Europe offusquaient la diplomatie anglaise, et les intrigues de cette diplomation ne furent point étrangères à la solution inattendue de Villafranca.

D'un autre côté, rappelez-vous ce que nous avons dit précédemment du pouvoir temporel de la papauté qui, dans ce temps, siégeait à Rome. Cette cité splendide, libre maintenant, était le foyer de toutes les passions rétrogrades, de toutes les haines que soulevaient les idées, les principes que nos pères ont si vaillamment défendus, et qui ont constitué nos sociétés actuelles en faisant disparaître ces antagonismes dont le dix-neuvième siècle eut si cruellement à souffrir.
Les associations cléricales dont Rome était le centre, et qui rayonnaient sur tous les points de la France, organisèrent la résistance, une résistance implacable. Ce fut un terrible conflit. Le héros légendaire de l'Italie régénérée, Garibaldi, avait conquis la Sicile, chassé de Naples une royauté détestée ; les lieutenants de l'Autriche qui occupaient Modène, Parme, Florence, avaient pris la fuite. Rome seule s'opposait au mouvement de la rénovation italienne, et par une de ces contradictions qui aujourd'hui sont facilement explicables, mais qui ne l'étaient point alors, c'était la France de Magenta et de Solferino, c'était la sœur de l'Italie elle-même qui occupait Rome et empêchait que l'Italie conquit son unité en conquérant sa capitale.
Cette politique en contradiction avec elle-même fut pour la France d'alors un sujet de douloureux étonnement. On comprenait bien que Napoléon III voulût protéger le souverain pontife, entourer de respects son pouvoir spirituel ; mais ce que l'opinion publique ne pouvait comprendre ni accepter, c'était qu'un Bonaparte permit à un Bourbon tout ce que François II se permit, dans ce temps-là, à Rome. Sous les yeux de la France, protégé indirectement par ses armes, il défaisait en quelque sorte l’œuvre de la France ; il conspirait ouvertement contre ses principes, il embrigadait à la face du soleil des bandits que soldait l'or des puissances absolutistes.
Ah ! ce fut une grande douleur pour le monde ! Profitant indignement de présence de ce drapeau français qu'avaient salué tant d'éclatantes victoires, les factions royalistes et cléricales organisèrent la guerre civile, les massacres, le pillage, le brigandage le plus abominable. L'Italie méridionale devint, au nom de la religion, le théâtre de crimes qui resteront la honte de l'humanité.
Bénissez Dieu, jeunes gens, car vous vivez dans un temps où le retour de pareilles horreurs est impossible, où la liberté humaine est en dehors de toute atteinte. Et pour apprécier l'époque actuelle, pour mesurer le chemin parcouru en moins en moins de deux siècles, reportez-vous à ce qu'était la situation de l'Europe qui sépara la foudroyante campagne de 1859 du moment où la France, revenue à sa véritable politique, consentit enfin à couronner l’œuvre qu'elle avait entreprise et à laisser Rome aux Italiens.
Partout les divisions, les défiances, les haines contenues ! François II, le roi déchu, trouvait à Rome, et là, avec les cardinaux, soufflait la guerre civile, armait des bandes de pillards et d'assassins ; tous insultaient la France qui, trop généreuse, les couvrait de sa protection.
En France, les coteries ultramontaines semant les colères, aigrissant les âmes, portant la division dans les familles, agitant au lieu d'apaiser, séparant au lieu d'unir !
L'Autriche, étreignant dans ses griffes de fer les peuples qui lui échappaient, et qui, Dieu merci ! ont, depuis longtemps, repris possession d'eux-mêmes.
La Russie étouffant la Pologne ; l'Espagne livrée à l'absolutisme ; l'Angleterre, sous prétexte de protection, dominant les îles Ioniennes ; l'Orient déchiré par des sectes religieuses dont la brutalité était sans exemple.
Pour ces temps déjà loin de nous, plus loin encore par les progrès accomplis que par la distance, nous sommes la postérité, et nous le droit de porter sur eux un jugement définitif, de même que nos descendans auront le droit de nous juger nous-mêmes. Eh bien ! je l'affirme du fond de ma conscience, devant cette jeune génération qui m'écoute, il n'est pas de plus grands coupable, aux yeux de l'histoire impartiale, que ces rois, ces princes, ces prélats qui fomentèrent les luttes déplorables que je vous raconte ; qui, pour conserver de misérables lambeaux d'un pouvoir que Dieu arrachait de leurs mains, attisèrent la guerre civile, ordonnèrent des crimes abominables, tinrent les peuples dans l'ignorance et dans la misère. Les insensés ! ils croyaient arrêter la marche des temps, contrarier, au nom de Dieu, la volonté divine. Le progrès a passé, la justice et la liberté ont triomphé pour toujours. Sans doute il nous reste beaucoup à faire, et nous sommes loin du but assigné aux efforts des hommes ; mais, grâce aux générations qui nous ont précédés et qui ont porté le poids du jour, nous avons irrévocablement conquis les bases sur lesquelles s'élèvera l'édifice de l'avenir.
Nos esprits ont peine à concevoir maintenant que des hommes parce qu'ils étaient revêtus de la pourpre royale, aient pu croire que les peuples étaient leur propriété en quelque sorte ; que, pour étendre leur domination ou agrandir leur territoire, ils aient armé les peuples les uns contre les autres, arraché aux travaux des millions d'hommes affamés ; que des sectes et des associations religieuses invoquant les noms les plus sacrés, aient ameutés les haines, irrité les passions, entretenu l'ignorance et les préjugés les plus grossiers.
Je ne dirai pas, en jugeant ces hommes : qu'ils soient maudits ! N'ayant plus de castes, n'ayant plus de passions religieuses, nous n'avons plus de malédictions. Mais la justice divine est infaillible ; nous portons devant elle la responsabilité de nos fautes, et au-dessus de notre jugement il est un jugement suprême auquel personne n'échappe, c'est celui de Dieu ! »

Et le professeur continue à parler, et les jeunes gens s'étonnent de ce que le dix-neuvième siècle ait pu être témoin de tant de contradictions, de tant de faiblesses, de tant de crimes, et qu'à une époque si rapprochée d'eux le progrès ait pu rencontrer de pareils obstacles.

Et nous, ne désespérons pas ! Le triomphe de notre sainte cause est assuré.

Louis Jourdan, « Un cours d'histoire en l'an 2000 » in Le Siècle, n° 9634, 1er septembre 1861

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