Le
1er septembre 1861, Louis Jourdan fait paraître dans Le
Siècle le texte « Un
cours d'histoire en l'an 2000 ». Louis Jourdan (1810-1881),
éditeur de presse et journaliste, fut proche des phalanstériens et
des saint-simoniens et membre du comité central de direction de
l'Association pour le droit des femmes. Ses engagements transparaissent dans le texte.
Ce «Cours d'histoire en l'an 2000» est l'objet d'un article critique le lendemain dans Le
Temps.
Un cours d'histoire en l'an 2000
Cent
quarante ans se sont écoulés.
Paris
est devenu la capitale de la confédération européenne. Les divers
peuples qui forment cette puissante confédération sont unis entre
eux comme le sont de nos jours les anciennes provinces qui forment
l'unité français. Tous parlent la même langue, bien qu'ils aient
conservé l'originalité de leurs mœurs ; il n'y a plus de
frontières, plus de lignes de douane qui les séparent ; ils
obéissent aux mêmes lois générales ; l'unité monétaire,
l'unité des poids et mesures sont réalisées depuis longtemps. Les
armées permanentes ont disparu. Ce que nous nommons aujourd'hui les
puissances cléricales est passé à l'état de mythe. La liberté
n'est plus seulement un mot, elle est devenue une réalité
saisissante.
Sur
une des hauteurs qui environnent Paris, s'élèvent de magnifiques
édifices destinés à l'instruction de la jeunesse. Là, des savants
illustres, des femmes éminentes enseignent librement la philosophie
et l'histoire. Des jeunes gens des deux sexes, venus de tous les
points du globe, commodément assis dans des salles que les plus
grands artistes ont décorées écoutant respectueusement la parole
du maître. Le
sujet de la leçon paraît les intéresser vivement. Des
applaudissements ont interrompu l'orateur et il reprend :
« …
Nous voici parvenus à la période la plus intéressante de ce grand
dix-neuvième siècle qui, au prix de si douloureux sacrifices, de si
vaillants efforts, a préparé l'ère harmonique dans laquelle nous
entrons.
Je
vous ai dit quelle série d'événemens modifièrent si profondément
la situation morale et matérielle de la France après la révolution
de 1848.
Nous
arrivons maintenant à une période plus calme et plus forte, plus
consolante surtout. L'Italie, opprimée par une puissance dont nous
savons à peine le nom aujourd'hui, par l'Autriche et par les
roitelets qu'elle tenait en lisière, opprimée plus encore par la
papauté temporelle qui s'agitait alors dans les convulsions de son
agonie, l'Italie, si florissante aujourd'hui, revendiqua son
indépendance et sa nationalité.
La
France renouant le fil interrompu de ses glorieuses traditions,
tendit à l'Italie une main fraternelle ; son armée fit des
prodiges sur des champs de bataille à jamais célèbres et, dans une
héroïque campagne de soixante jours, la Lombardie fut conquise. Le
vainqueur malheureusement s'arrêta au lendemain de sa victoire, et
l'Europe libérale, tout en sachant gré au chef du gouvernement
français d'avoir pris en mains la cause de l'Italie, considéra
comme un malheur que, au lieu de poursuivre l'armée autrichienne
démoralisée, de la rejeter hors de la Vénétie, il eût consenti à
signer la paix de Villafranca. Cette paix en effet plongea l'Italie
en de mortelles angoisses. Elle ne désespéra pas pourtant la
vaillante nation ! Et grâces lui soient rendues ! Ses
efforts et ses luttes, non-seulement assurèrent son indépendance,
mais aussi préparèrent l'émancipation de tous les peuples alors
opprimés.
Vous
ne pourriez comprendre ni le sens de ces événemens ni les causes
des hésitations de la France du dix-neuvième siècle, si vous ne
vous rendiez compte du double phénomène que je vous ai expliqué
dans de précédentes leçons. A l'époque dont nous nous occupons,
l'Angleterre n'était point ce qu'elle est aujourd'hui. Préoccupée
exclusivement de ses intérêts, forte de sa marine, de son vaste
commerce, de ses immenses richesses, elle exerçait sur l'Europe une
influence qui n'était pas toujours en harmonie avec les principes
que ses hommes d’État proclamaient du haut de leurs tribunes. Elle
jalousait la France, et le plus possible lui faisait obstacle.
L'Angleterre n'avait donné à l'Italie ni un homme ni un écu. La
gloire que la France avait recueillie à Magenta et à Solferino, la
haute position qu'elle avait prise en Europe offusquaient la
diplomatie anglaise, et les intrigues de cette diplomation ne furent
point étrangères à la solution inattendue de Villafranca.
D'un
autre côté, rappelez-vous ce que nous avons dit précédemment du
pouvoir temporel de la papauté qui, dans ce temps, siégeait à
Rome. Cette cité splendide, libre maintenant, était le foyer de
toutes les passions rétrogrades, de toutes les haines que
soulevaient les idées, les principes que nos pères ont si
vaillamment défendus, et qui ont constitué nos sociétés actuelles
en faisant disparaître ces antagonismes dont le dix-neuvième siècle
eut si cruellement à souffrir.
Les
associations cléricales dont Rome était le centre, et qui
rayonnaient sur tous les points de la France, organisèrent la
résistance, une résistance implacable. Ce fut un terrible conflit.
Le héros légendaire de l'Italie régénérée, Garibaldi, avait
conquis la Sicile, chassé de Naples une royauté détestée ;
les lieutenants de l'Autriche qui occupaient Modène, Parme,
Florence, avaient pris la fuite. Rome seule s'opposait au mouvement
de la rénovation italienne, et par une de ces contradictions qui
aujourd'hui sont facilement explicables, mais qui ne l'étaient point
alors, c'était la France de Magenta et de Solferino, c'était la
sœur de l'Italie elle-même qui occupait Rome et empêchait que
l'Italie conquit son unité en conquérant sa capitale.
Cette
politique en contradiction avec elle-même fut pour la France d'alors
un sujet de douloureux étonnement. On comprenait bien que Napoléon
III voulût protéger le souverain pontife, entourer de respects son
pouvoir spirituel ; mais ce que l'opinion publique ne pouvait
comprendre ni accepter, c'était qu'un Bonaparte permit à un Bourbon
tout ce que François II se permit, dans ce temps-là, à Rome. Sous
les yeux de la France, protégé indirectement par ses armes, il
défaisait en quelque sorte l’œuvre de la France ; il
conspirait ouvertement contre ses principes, il embrigadait à la
face du soleil des bandits que soldait l'or des puissances
absolutistes.
Ah !
ce fut une grande douleur pour le monde ! Profitant indignement
de présence de ce drapeau français qu'avaient salué tant
d'éclatantes victoires, les factions royalistes et cléricales
organisèrent la guerre civile, les massacres, le pillage, le
brigandage le plus abominable. L'Italie méridionale devint, au nom
de la religion, le théâtre de crimes qui resteront la honte de
l'humanité.
Bénissez
Dieu, jeunes gens, car vous vivez dans un temps où le retour de
pareilles horreurs est impossible, où la liberté humaine est en
dehors de toute atteinte. Et pour apprécier l'époque actuelle, pour
mesurer le chemin parcouru en moins en moins de deux siècles,
reportez-vous à ce qu'était la situation de l'Europe qui sépara la
foudroyante campagne de 1859 du moment où la France, revenue à sa
véritable politique, consentit enfin à couronner l’œuvre qu'elle
avait entreprise et à laisser Rome aux Italiens.
Partout
les divisions, les défiances, les haines contenues ! François
II, le roi déchu, trouvait à Rome, et là, avec les cardinaux,
soufflait la guerre civile, armait des bandes de pillards et
d'assassins ; tous insultaient la France qui, trop généreuse,
les couvrait de sa protection.
En
France, les coteries ultramontaines semant les colères, aigrissant
les âmes, portant la division dans les familles, agitant au lieu
d'apaiser, séparant au lieu d'unir !
L'Autriche,
étreignant dans ses griffes de fer les peuples qui lui échappaient,
et qui, Dieu merci ! ont, depuis longtemps, repris possession
d'eux-mêmes.
La
Russie étouffant la Pologne ; l'Espagne livrée à
l'absolutisme ; l'Angleterre, sous prétexte de protection,
dominant les îles Ioniennes ; l'Orient déchiré par des sectes
religieuses dont la brutalité était sans exemple.
Pour
ces temps déjà loin de nous, plus loin encore par les progrès
accomplis que par la distance, nous sommes la postérité, et nous le
droit de porter sur eux un jugement définitif, de même que nos
descendans auront le droit de nous juger nous-mêmes. Eh bien !
je l'affirme du fond de ma conscience, devant cette jeune génération
qui m'écoute, il n'est pas de plus grands coupable, aux yeux de
l'histoire impartiale, que ces rois, ces princes, ces prélats qui
fomentèrent les luttes déplorables que je vous raconte ; qui,
pour conserver de misérables lambeaux d'un pouvoir que Dieu
arrachait de leurs mains, attisèrent la guerre civile, ordonnèrent
des crimes abominables, tinrent les peuples dans l'ignorance et dans
la misère. Les insensés ! ils croyaient arrêter la marche des
temps, contrarier, au nom de Dieu, la volonté divine. Le progrès a
passé, la justice et la liberté ont triomphé pour toujours. Sans
doute il nous reste beaucoup à faire, et nous sommes loin du but
assigné aux efforts des hommes ; mais, grâce aux générations
qui nous ont précédés et qui ont porté le poids du jour, nous
avons irrévocablement conquis les bases sur lesquelles s'élèvera
l'édifice de l'avenir.
Nos
esprits ont peine à concevoir maintenant que des hommes parce qu'ils
étaient revêtus de la pourpre royale, aient pu croire que les
peuples étaient leur propriété en quelque sorte ; que, pour
étendre leur domination ou agrandir leur territoire, ils aient armé
les peuples les uns contre les autres, arraché aux travaux des
millions d'hommes affamés ; que des sectes et des associations
religieuses invoquant les noms les plus sacrés, aient ameutés les
haines, irrité les passions, entretenu l'ignorance et les préjugés
les plus grossiers.
Je
ne dirai pas, en jugeant ces hommes : qu'ils soient maudits !
N'ayant plus de castes, n'ayant plus de passions religieuses, nous
n'avons plus de malédictions. Mais la justice divine est
infaillible ; nous portons devant elle la responsabilité de nos
fautes, et au-dessus de notre jugement il est un jugement suprême
auquel personne n'échappe, c'est celui de Dieu ! »
Et
le professeur continue à parler, et les jeunes gens s'étonnent de
ce que le dix-neuvième siècle ait pu être témoin de tant de
contradictions, de tant de faiblesses, de tant de crimes, et qu'à
une époque si rapprochée d'eux le progrès ait pu rencontrer de
pareils obstacles.
Et
nous, ne désespérons pas ! Le triomphe de notre sainte cause
est assuré.
Louis
Jourdan, « Un cours d'histoire en l'an 2000 » in Le
Siècle, n° 9634, 1er septembre 1861
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