Le Tintamarre, journal satirique, est une mine pour les petites anticipations fantaisistes. ArchéoSF a déjà publié "La réforme politique de 1950" (1874), voici un texte datant de 1880 dans lequel l'auteur imagine que la mise au point de la direction des aérostats va profondément modifier la vie... pour 1920.
La chute est rude :-)
LA DIRECTION DES BALLONS
Enfin !... le problème est résolu ; du moins le Gaulois l'affirme— comment fera-t-il pour se consoler qu'une pareille découverte ait été faite sous la République ?— ce sera dur.
— Un inventeur vient de tenter une expérience qui paraît décisive. Pourquoi n'a-til pas trouvé cela dix ans plus tôt ? quelle épine il nous aurait tirée du pied et combien il nous aurait semble bon d'aller errer, la nuit, au-dessus du château de Versailles, et de laisser tomber de temps à autre un obus bien senti par le tuyau de la cheminée de la chambre, Guillaume rêvait avec tant de délices de notre horlogerie.
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C'est un malheur ; mais, en somme, il vaut mieux tard que jamais.
Le bouleversement que va apporter dans nos habitudes la direction des aérostats est presque inimaginable !... C'est-à-dire que c'est pour nous une vie nouvelle qui commence.
N'éprouvez-vous pas, comme moi, une certaine frénésie de vous transporter en imagination à cinquante ans devant nous pour voir tout de suite le coup d' œil de cette transformation ?
Allons-y ensemble.
Nous voici donc au mois de février 1920.
Entrons d'abord au café de Suède, nous y aurons les nouvelles du jour et nous jetterons un coup d'oeil sur les journaux. — Garçon !... deux bocks et les Débats ! Voyons... Nous disons... Nouvelles du jour.
« Le gouvernement a reçu ce matin du théâtre de la guerre la dépêche suivante :
« Grand combat aérien sur le Rhin, victoire complète de l'armée française. La bataille a eu lieu à quatre cents mètres au-dessus du sol. Les Allemands, qui étaient parvenus à occuper un gros nuage et à s'y fortifier solidement, en ont été délogés à la pointe du jour et de la baïonnette par cinq régiments d'aréonautes (1) de ligne. Ils ont essayé de nous tourner de façon à ce que nous ayons le soleil clans l'œil ; mais une brillante charge de cavalerie, opérée par trois escadrons de baudruchiers à hélice, les a repoussés. Les Allemands sont en pleine déroute ; ils ont abandonné sur le champ de bataille quinze ballons blindés pleins de munitions ; le général Nadar, fils de l'illustre phothographe(2), poursuit les fuyards à la tête de six cents ballons à vapeur. Nous couchons sur les positions à trois lieues au-dessus de la flèche de la cathédrale de Strasbourg. Nous n'avons pas de boue du tout. »
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Passons aux faits divers :
— « La compagnie des ballomnibus a l'honneur de prévenir le public qu'à compter du Ier mars prochain, elle ouvrira une nouvelle ligne qui partira du Mont Valérien et aboutira au moulin d'Orgemont ; les bureaux de station sont les tours Notre-Dame, le Dôme des Invalides et la plate-forme de Saint-Vincent-de-Paul
Messieurs les voyageurs sont instamment priés de ne pas descendre en route, surtout au-dessus des maisons qui n'ont pas de paratonnerres. »
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— « Encore un accident causé par l'imprudence des cochaéronautes de M. Ducoux.
Hier soir le ballon de place n° 1717, qui débouchait du sommet de la tour Saint-Jacques, a heurté une montgolfière de maître venant dans le sens opposé. Le choc a été très violent, et le cochaéronaute a été précipité d'une auteur de soixante mètres dans le bassin du Palais-Royal. N'ayant pu remonter assez vite sur » son siège, son aréostat livré à lui-même s'est emporté et est allé se briser contre le génie de la Bastille, après avoir renversé sur son passage plusieurs passants, qui se promenaient en parachute, un vélocipédiste aérien et son support, et enfin un garçon de magasin qui traînait ses marchandises dans un ballon à bras.
On a constaté que cet accident avait été causé par le cochaéronaute qui n'avait pas pris sa droite. »
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Jetons maintenant un coup d'oeil sur les annonces :
A VENDRE d'occasion, une berline de voyage et ses deux chevaux, le tout devenu inutile par suite de la découverte des ballons dirigeables ; en les faisant abattre et saler pour l'hiver, les chevaux ne coûteront rien à nourrir : la berline peut être transformée à peu de frais en armoire à linge.
AVIS UTILE L'établissement philanthropique à 15 centimes, passage Jouffroy,(maison de confiance, fondée en 1853), a l'honneur de prévenir le public qu'il vient d'installer pour les gens qui font leur courses en ballon, une succursale aérienne au centre de Paris, juste au-dessus du Pont-Neuf, Prix fixe. English Spoken.
LE GRESHAM Compagnie anglaise d'assurances sur la vie prévient le publie qu'elle assure maintenant contre le risque des ascensions en ballon. Elle indemnise les familles des gens qui perdent la vie en y montant, mais ne paie rien pour les accidents qui se produisent quand on en descend, même la tête la première.
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Faisons à présent un petit tour en ville. Dieu !... que les rues sont vides! Pas une voiture!... Le carrefour Montmartre, jadis nommé carrefour des écrasés, est maintenant aussi sûr que le Champ de Mars.
Tiens !... un rassemblement !... Qu'est-ce qui est arrivé ?... Ah !... c'est un ballomnibus de la ligne G qui vient de tomber sur le trottoir !... Dieu me pardonne, il était plein !... Si ces gens-là allaient diner en ville, ils auront bien de la peine à arriver à l'heure. C'est la double enveloppe de soie qui a crevé... Les ingénieurs de la Compagnie assurent qu'elle pourra resservir.
Ah !... voilà un gros monsieur qui arrête un ballon de place, comment va-t-il faire pour monter ? On lui tend une corde de la nacelle avec une ceinture au bout.... Il se sangle... on l'enlève... Il est arrivé... allons bon !... voilà qu'il laisse tomber son chapeau !...
Qu'est-ce que c'est encore que ça ?... le soleil s'obscurcit... En plein midi on n'y voit plus clair... C'est une nuée de petits ballons qui nous font éclipse... Questionnons un sergent de ville.
— Oh !... monsieur, ce n'est rien... le gouvernement a supprimé le Rappel ce matin... ça fait un peu d'émotion... c'est un rassemblement qui se forme.
En effet, nous voyons la nuée grouiller comme une fourmilière, puis tout à coup une autre nuée arrive à fond de train sur la première ; nous entendons vaguement trois roulements de tambour, puis la seconde nuée fond sur l'autre qui se disperse tant bien que mal en s'entre-choquant.
Une grêle de chapeaux, de cannes, de parapluies, de la Patrie et du Mot d'ordre tombe sur le boulevard : le soleil brille de nouveau, l'ordre est rétabli.
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Tout ému de ce spectacle, nous parcourons Paris jusqu'à l'heure du dîner, nous recevons sur la tête divers objets, entre autres un faux chignon, deux binocles, un soulier d'enfant et une coupure d'un franc de la Société générale.
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Le soir le coup d'œil devient très pittoresque, le ciel est constellé de lumières mobiles de toutes couleurs qui vont, viennent, filent, montent, descendent et s'entrecroisent, ce sont les Parisiens qui prennent le frais après dîner.
De temps en temps un ballon prend feu et éclate ; ça fait une jolie petite flamme bleue ; puis, quelques secondes après, on reçoit sur le dos ou sur la tête, qui une main, qui un pied, qui un londrès à peine entamé, qui un chronomètre, qui une pipe, qui un râtelier, etc., etc.. Au premier abord ça surprend, mais l'on finit par s'y habituer et l'on se dit : à demain, ce sera mon tour de tomber en pluie.
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Maintenant que nous avons vu ce que nous voulions voir, revenons à 1880 pour applaudir au succès de M. Dupuy de Lôme, qui vient de trouver le moyen d'abréger les distances.
Même celle qui sépare l'homme bien portant de l'heure de sa mort.
SATURNIN POIROT.
Le Tintamarre, 11 novembre 1880
(1 et 2) sic!
j'aime tes billets, ne serait-ce que pour admirer les images !!!
RépondreSupprimer@ Lystig: merci pour le compliment, cela me fait plaisir. Cette semaine, il va y avoir des images avec des chromos notamment (des cartes publicitaires telles que celles que l'on trouve dans les chocolats Poulain par exemple) et quelques petites surprises ;)
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