Quand un anticipateur ne semble pas assez... anticipateur ou que ces anticipations ne correspondent pas aux voeux du critique, cela donne une descente en flammes dans la presse comme le fait Paul Ginisty à propos de Dans Cent ans de Charles Richet en 1892. Charles Richet ( 1850 - 1935 ) était un physiologiste. En 1913, il obtient le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l'anaphylaxie. Entre 1920 et 1926 il est président de la Société française d'eugénisme. Il reste tristement célèbre pour des ouvrages prônant la sélection humaine ( La Sélection humaine, L'Homme stupide) et des propos de ce genre : "après l'élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c'est l'élimination des anormaux"...
Le
spectacle
de
la
société
présente
est
si
peu
fait
pour
nous
contenter,
qu'il
n'est
guère
d'esprit
généreux
(ou
simplement
curieux)
qui
ne
cherche
à
percer
le
voile
de
l'avenir.
Un
jour
ne
viendra-t-il
pas,
qui
donnera
satisfaction
à
nos
instincts
de
justice
?
Ce
que
nous
concevons
encore
vaguement
— et
timidement
— les
temps
futurs
ne
le
réaliseront-ils
pas?
De
là,
tant
de
rêveries,
empruntant
une
forme
romanesque,
tant
de
fictions
philosophiques,
reprenant,
incessamment,
le
vieux
thème
du
réveil
d'Epiménide.
Ces
ouvrages
prophétiques
se
sont
multipliés,
en
ces
dernières
années.
Rappelez-vous
seulement
la
Race
future,
de
lord
Lytton,
ou
l'An
deux
mille,
d'Edouard
Bellamy.
Dans
ces
deux
livres,
c'est
au
moyen
d'une
fable
plus
ou
moins
ingénieuse,
le
problème
de
l'avenir
qui
s'agite.
Les
hommes
vaudront-ils
mieux
dans
un
temps
donné
qu'ils
ne
valent
maintenant
?
Lord
Lytton
les
entrevoyait
affranchis
par
la
science,
la
science
ayant
mis
à leur
service
un
outillage
parfait,
des
machines
admirables,
les
délivrant
de
la
plupart
des
servitudes
actuelles.
Edouard
Bellamy,
lui,
supposait,
plus
témérairement
encore,
des
améliorations
considérables
dans
le
fonctionnement
des
institutions
sociales.
Il
imaginait
la
disparition
de
l'argent
et
son
remplacement
par
un
système
d'échanges,
et
ainsi
— d'un
coup
de
plume
— supprimait-il
la
misère
!
Beaux
rêves
qui
semblent
encore
bien
loin
de
nous,
plus
loin
que
la
date
assignée
par
ces
philosophes-romanciers
pour
leur
réalisation
!
M.
Charles
Richet,
lui,
s'est
borné
à
se
demander,
ce
que
serait
le
monde
dans
cent
ans
— en
1992
— et
il
s'est
plu
à
en
tracer
un
tableau
dont
les
éléments
sont
pris
surtout
dans
les
statistiques
actuelles,
en
tenant
compte
de
leur
progression
probable.
A
lui,
on
ne
peut
pas
lui
reprocher
d'avoir
trop
lâché
la
bride
à
son
imagination;
mieux
valaient
les
prophéties
des
simples
littérateurs
que
ces
prophéties
sèchement
scientifiques
qui,
au
demeurant
n'ont
pas,
plus
que
les
autres,
un
caractère
de
vraisemblance
!
Dans
cent
ans,
la
société
n'aura
pas
beaucoup
changé
selon
M.
Richet,
et
il
n'y
a
pas
besoin
d'être
sorcier
pour
prédire
les
progrès
matériels
qu'il
annonce,
— plus
de
rapidité
dans
les
communications,
l'accomplissement
de
quelques
grands
travaux
actuellement
projetés
(comme
le
percement
des
isthmes
et
la
construction
de
tunnels
sous-marins),
l'uniformisation
des
monnaies
et
des
mesures,
le
perfectionnement
de
découvertes
ébauchées,
le
peuplement
de
colonies
ou
l'élément
européen
est
encore
rare.
Tout
cela,
c'est
fatal;
cela
découle
logiquement
du
présent.
On
ne
peut
considérer
ces
indications
comme
des
prédictions.
Mais
voyons
ce
que
M.
Richet
dit
des
modifications
du
gouvernement
et
des
mœurs.
Eh
bien
!
il
n'y
en
aura
pas,
ou
presque
pas,
à
l'en
croire.
Les
Etats
européens
seront
des
démocraties
parlementaires,
penchant
vers
«
une
sorte
»
de
socialisme
;
on
continuera
à
se
soumettre
aux
lois,
tout
en
doutant
de
leur
vertu
;
l'indifférence
religieuse
augmenteja
;
le
monde
futur
sera
essentiellement
utilitaire
;
la
richesse
sera
sans
doute
plus
disséminée
;
la
force,
le
plus
souvent,
aura
encore
raison.
M.
Richet
veut
bien
nous
dire
ce
que
sera
la
littérature
dans
cent
ans.
De
poésie,
il
n'y
en
aura
plus-
il
la
supprime
cavalièrement
:
— les
romans
passeront
d'une
«
formule
à
une
autre
»;
l'histoire
ne
fera
que
des
perfectionnements
de
détail,
sans
grande
importance;
l'art
oratoire
ne
disparaîtra
pas,
mais
les
orateurs
traiteront
leurs
sujets
en
hommes
d'affaires,
avec
concision
et
sobriété.
La
philosophie,
elle,
dédaignera
la
métaphysique.
Puis
M.
Richet
passe
au
chapitre
de
la
médecine,
destinée
à
faire
de
grands
progrès
;
il
y
aura
des
vaccins
contre
toutes
sortes
de
maladies,
et
— prédiction
vraiment
singulière
— la
prostitution
sera
mieux
réglementée,
grâce
aux
conseils,
enfin
écoutés,
des
hygiénistes.
Toutes
les
«
prédictions
»
de
M.
Richet
sont
dans
ce
genre
et
gardent
cette
étroitesse.
On
a
pu
accuser
de
témérité
les
autres
prophètes,
mais,
lui,
à
força
de
timidité,
n'est-il
pas
aussi
éloigné
qu'eux
de
la
vérité
probable?
N'a-t-il
donc
rien
voulu
comprendre
de
l'énorme
mouvement
qui
se
prépare
?
Peut-on
admettre,
dans
cent
ans
encore,
(quand
on
a
vu
ce
qui
s'est
accompli
au
au
XIXe
siècle)
la
fidélité
a
ce
que
nous
savons
déjà
être
des
préjugés
et
des
abus
routiniers?
N'est-il
pas
évident
que,
selon
le
mot
de
Schelley,
«
le
monde
est
las
de
son
vieux
passé
?
»
Tout
ce
bouillonnement
actuel
de
la
pensée
n'aboutirait-il
qu'à
consolider
le
système
parlementaire?
Il
serait
pitoyable
que
ces
civilisés,
d'ici
à
cent
ans,
ne
se
montrassent
pas
plus
hardis!
Est-ce
qu'il
est
admissible
que
les
jeunes
générations
qui
se
lèveront
soient
aussi
dociles
à
accepter
l'héritage
de
lois
que,
nous
autres,
nous
commençons
à
discuter,
sans
nous
laisser
intimider
par
leur
ancienneté.
Le
ciel
veuille
qu'elle
soit
pacifique!
Mais
une
immense
révolte
monte,
et
il
faudrait
être
sourd
pour
ne
pas
l'entendre.
Et
les
questions
de
la
propriété,
du
capital
?
M.
Richet
suppose-t-il
qu'elles
dormiront
pendant
cent
ans
?
Et
les
revendications
féminines,
et
la
fragilité,
de
plus
en
plus
notable,
des
liens
du
mariage
?
Ce
sont
là
des
problèmes
qui
sont
sans
doute
inquiétants,
mais,
quand
on
parle
de
l'avenir,
il
faut
bien
les
remuer.
Jamais
plus
d'idées
n'ont
été
en
fermentation,
jamais
la
pensée
n'a
été
plus
audacieuse,
jamais
elle
n'a
mieux
osé
tout
regarder
en
face,
— et,
dans
cent
ans,
on
en
serait
encore
à
de
menues
réglementations,
comme
celles
auxquelles
se
complaît
M.
Richet
!
Allons
donc
!
Le
monde
marchera
plus
vite
que
cela
!
Nous
ne
sommes,
manifestement,
qu'une
époque
de
transition
et
nous
croirions
imposer
du
définitif!
Le
secret
de
l'avenir,
certes,
n'est
à
personne.
Mais,
cet
avenir,
il
est
impossible
de
ne
pas
le
concevoir
plus
largement
que
ne
le
fait
M.
Richet.
C'est
à
des
bouleversements
qu'il
faut
s'attendre,
bouleversements
tragiques
peut-être,
pour
amener
un
état
de
choses
meilleur.
Les
tableaux
graphiques,
très
doctes,
de
M.
Richet,
avec
leurs
prolongements
de
courbes,
feront
petite
figure,
un
jour,
en
présence
de
l'imprévu,
qui
les
aura
réduits
au
rôle
d'amusettes.
Victor
Hugo,
en
évoquant
le
vingtième
siècle,
a
sans
doute
été
bien
vague,
et
a
été
purement
poète
en
disant
qu'il
ne
comportera
rien
de
semblable
à
notre
vieille
histoire.
Mais
il
a
pressenti
ces
bouleversements
qui
se
doivent
fatalement
accomplir
-
qu'on
les
craigne
ou
qu'on
les
espère
!
Si,
dans
cent
ans,
le
monde
devait
— a
si
peu
de
chose
près
— être
encore
ce
qu'il
est,
comme
l'imagine
M.
Richet,
ce
serait
une
pensée
qui
ne
serait
pas
loin
d'être
désespérante.
Paul
Ginisty, « Causerie littéraire » in Gil Blas n°
4646, 7 août 1892
Source de l'article: Gallica
Sources des illustrations:
Portrait de Charles Richet : Wikipédia
Extraits de Dans Cent ans : Gallica
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