En
l'an 2000
Comment
vivront nos fils
Dans
soixante dix-huit ans,nos enfants ou nos neveux vivront l'an 2000.
Une
statistique récente nous dit que sur sept nouveaux nés, un peut
espérer vivre jusqu'à quatre-vingt ans. Il y a donc dans nos villes
et villages de jeunes êtres qui connaîtront cette date pour nous
mirage inaccessible.
De
quoi l'an 2000 sera-t-il fait ?
Nous
sommes encore bien superstitieux et volontiers nous nous plions aux
manies de croyances multiples dont votre vie quotidienne s'embarrasse
et se complique, mais moins ignorants et mieux guidés qu'il y dix
siècles, nous n'appréhendons plus pour cette date une fin du monde
avec fléaux, catastrophes et tourments.
Les
devins et les sorciers ne seront plus là pour jeter l'alarme et la
frayeur dans l'esprit de ceux qui seront contemporains de cette date
dont l'importance sera sans doute fort relative. L'an 2000 différera
peu de l'an 1999 ou de l'an 2001. Les astronomes ne nous ont encore
prédit aucune possibilité dont nous puissions nous effrayer pour
nos enfants et petits-enfants, nos neveux et arrière-petits neveux.
L'an
1000 fut marqué par une panique universelle et folle. L'an 2000 ne
connaîtra que l'apothéose du progrès.
Le
progrès, ou ce que nous appelons ainsi, fait depuis peu des pas de
géants. Nous vivons actuellement entourés des améliorations ou des
évolutions qui datent à peine d'un quart de siècle. Que
verrons-nous demain ? Que verront dans soixante dix-huit ans les
habitants de la terre ?
Questionnez
un vieux Parisien octogénaire, il vous parlera des vignes de
Montmartre, des champs de la rue Jouffroy, des omnibus lents dont
l'impériale s'escaladait par quelques marches malaisées. La vie du
boulevard était intense du côté de la Porte Saint-Martin. Peu à
peu, le mouvement, l'élégance, se sont portés plus à l'ouest, du
côté du nouvel Opéra, de la Madeleine, des Champs Elysées.
L'octogénaire vous dira les progrès de la poste, puis de
l'électricité, de l'eau, du chauffage, du phonographe, du
téléphone, du télégraphe, mais comme on regrette toujours les
belles années de sa jeunesse, il vous dira d'un ton très
convaincu : « C'était le bon temps ! Et on avait un
poulet pour trente sous ! »
Tous
les jours, l'évolution des choses forme sur les bases de l'ancien un
nouveau monde. Dans soixante-dix-huit ans, les merveilles de notre
époque paraîtront des jouets d'enfants à ceux qui vivront Dieu
sait comment.
Notre
aviation, nos sous-marins qui, avant d'être des prophéties de Jules
Verne furent des rêves et des utopies, connaîtront par stades des
améliorations qui en feront des moyens aisés de locomotion pour
tout le monde, à moins qu'on ne découvre un moyen plus simple
encore.
Nous
ne pouvons pas prévoir toutes les merveilles de demain que le bébé
d'aujourd'hui pourra connaître au cours de sa vie.
En
l'an 2000 nos merveilleuses locomotives, mondes ou monstres
puissants, seront aussi démodées que la vieille pataches de nos
ancêtres. Les trains sans doute existeront encore, mais ils seront
électriques et ils iront si vite qu'on pourra, de Bruxelles ou
Paris, gagner la Riviera ensoleillée en quelques heures. Toutes les
machines de toutes les usines seront mues certainement par
l'électricité. On aura capté la force de toutes les chutes d'eau,
peut-être la force du vent, sans doute celle des marées, on aura
peut-être trouvé le moyen de ravir à l'air, l'électricité qui
s'y trouve.
On
disposera peut-être grâce à l'électricité des forces telles que
la transmutation des métaux ne sera plus pour les savants qu'une
bagatelle. Il sera aussi aisé pour un chimiste de faire de l'or que
pour une cuisinière moderne de faire une marmelade de fruits.
Un
savant prévoit qu'on fera dans l'avenir des meubles avec un métal
dérivé du nickel – le nickalum – si léger qu'on pourra
déplacer une armoire avec autant d'aisance qu'une chaise si peu
coûteux que tout le monde aura la possibilité de se meubler ainsi,
si propre que l'hygiène y trouvera son compte. Les beaux meubles
d'autrefois seront relégués dans des greniers ou exposés dans des
musées, mais il y aura certainement des originaux pour désirer
faire de leur maison de campagne une reconstitution d'habitation
ancienne.
Comment
vivra-t-on dans les appartements ? Tout sera électrique :
la cuisine, le balayage, le lavage, et la main-d'oeuvre sera réduite
au minimum. La crise des domestiques sera peut-être enfin résolue.
Un
éditeur américain prévoit une grande amélioration dans la façon
de présenter les nouveaux ouvrages. IL croit qu'on fabriquera des
feuilles de nickel si légères et si minces qu'un seul volume pourra
contenir 30.000 pages, plus flexibles et plus résistantes que les
pages de papier. Il y a certainement un grand progrès dans ce rêve,
mais ce n'est pas celui d'avoir des romans ou des études historiques
de 30.000 pages.
Vous
avez vu certainement ce dessin de publicité, représentant un lapin,
sautant dans une machine en mouvement, qui éjacule de l'autre côté
un merveilleux chapeau haut de forme au poil lisse. M. Edison croit
que, peu à peu, tout pourra être fabriqué de cette manière. Par
exemple, un complet sera coupé, cousu, garni de ses boutons par une
machine minutieusement réglée et actionnée par l'électricité.
Les
grandes villes seront-elles des enfers ou des paradis ? Un
statisticien, par anticipation, prévoit que Londres aura quatorze
millions d'habitants et Paris neuf millions. Il ajoute que les rues
seront pavées de nickalum, métal plus durable, plus souple et moins
bruyant que le caoutchouc. L'air des grandes cités sera devenu plus
respirable. Il n'y aura plus de fumées d'usines. On se déplacera
facilement grâce à de confortables trottoirs roulants souterrains
ou peut-être même grâce à des wagonnets aspirés rapidement en
des tubes pneumatiques.
LE
charbon aura-t-il encore une valeur ? Se nourrira-t-on de
produits synthétiques ? Est-ce que le laboratoire ne remplacera
pas la ferme ? Un avant anglais prévoit qu'on demandera à la
terre, non plus les légumes et les fruits, non plus les grasses
prairies et les champs fertiles, mais une source inépuisable de
chaleur et d'énergie. Il serait, dit-il, suffisant de creuser un
puits de quelques kilomètres pour y trouver la chaleur nécessaire à
toutes les industries. L'eau, à cette profondeur, serait à une
telle pression et à une telle température qu'elle pourrait
actionner aisément toutes les machines du monde.
Et
la médecine ? Fera-t-elle les progrès qu'on attend depuis
plusieurs siècles ? Sa sœur merveilleuse, la chirurgie,
aura-t-elle découvert les secrets de la vie plus belle, de la vie
éternelle. Prolongera-t-on l'existence, améliorera-t-on l'espèce
humaine ? Un successeur du docteur Voronof rendra-t-il communs
et aisés le changement de sexes et le rajeunissement par étapes des
vieillards ?
Que
de choses que nous ne prévoyons pas ! C'est toujours le rêve
que nous n'avons pas qui se réalise. Il est impossible de de faire
d'exactes prévisions, le progrès le plus inattendu se manifestera
soudain dans le domaine dont on ne semblait pas s'occuper. Si un
journal dans soixante-dix-huit ans retrouve l'exemplaire du « Midi »
où a paru cet article, peut-être le reproduira-t-il avec quelques
commentaires amusés.
« Si
ce pauvre chroniqueur qui vivait en 1922, écrirait-il, revenait
parmi nous, il n'en reviendrait pas. Nous avons fait bien d'autres
progrès que ceux qu'il prévoyait. Il nous voyait végétant, or,
nous vivons. »
Peut-être
au contraire est-ce nous qui vivons. Je me souviens qu'un humoriste
prévoyait que les hommes de l'avenir n'auraient plus d'estomac
puisqu'ils ne mangeraient plus ; plus de jambes, puisqu'ils ne
marcheraient plus. Après tout, nous nous sentons parfois bien
heureux tels que nous sommes !
Paul-Louis
Hervier, « En l'an 2000. Comment vivront nos fils »,
in
Le Midi, n° 4585, samedi 11
février 1922.
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