Je n’ai pas lu Jédédias Jamet ni Kéraban le Têtu ni Clovis Dardentor, mais j’ai lu tous les autres
Est-ce que j’ai cessé jamais de lire et relire Jules Verne, est-ce que j’aurais passé une année sans reprendre à nouveau le chemin Jules Verne ?
Ouvrez n’importe quel Jules Verne : qu’ils nous paraissent dessinés d’un trait, les personnages, avec leur façon de parler et même – on dirait – leur façon de faire des gestes.
Je ne sais pas si ce sont les gravures : je n’ai jamais lu un Jules Verne sans la gravure à chaque moment du récit associée, et pourtant en me gardant de la confondre au récit, la gravure un rêve de lecteur comme moi je rêvais – et moi qui je suis dans les Jules Verne que je lis ?
Peut-être que la réponse est facile (mais on ne la trouve qu’à condition de l’écrire : dans Jules Verne, on ne s’identifie pas au premier rôle. Le premier rôle est désagréable, il est d’un bloc, il est antipathique, il fait des bêtises. Tout est toujours vu depuis le deuxième rôle, et c’est par lui que vous entrez dans le livre. Lorsque Phileas Fogg demande à Passepartout de payer la facture du gaz resté allumé, c’est à vous qu’il prend l’argent dans la poche.
Je ne sais pas, considérant à distance le sentiment global de lecture qui s’appelle en moi Jules Verne, si c’est l’oeuvre qui passe devant ou bien le souvenir séparé de ses titres.
Je suis incapable de dire quel a été mon premier Jules Verne lu. Probablement Michel Strogoff, parce que je le revois (je les revois, il y avait deux tomes) en Bibliothèque Verte. J’ai relu l’an passé Michel Strogoff, je trouvais ça tout petit, comme une maison jouet pour les enfants : le méchant, le traître, l’amour et la maman. Regarde de tous tes yeux, regarde : la phrase était bien au rendez-vous, pile au milieu du livre, mais ce n’était plus du jeu, je savais l’artifice, et qu’il y voyait quand même.
Je crois qu’ensuite ça a été Vingt mille lieues sous les mers, parce que là encore c’est une sensation tactile qui vient en amont : l’épaisseur du double volume en faisait un objet non pas parallélépipédique, mais tendant vers le cube. Et se superpose aussi très vite au livre le dispositif optique qu’il contient : comme si, à se poser dans le salon du Nautilus avec ce brave Ned, ayant devant nous le grand hublot circulaire donnant sur la vie sous-marine, c’est le livre lui-même qu’on voyait. Sans doute qu’on pourrait élargir à bon nombre de titres c’est idée d’un dispositif optique lié au récit lui-même, et le caractérisant, et qui nous aide à déterminer notre lecture et la rendre intérieurement pérenne.
Si j’ai maintenant bien en mémoire les petits livres Bibliothèque Verte, je vois se dessiner d’autres couvertures : Voyage au centre de la terre, et Cinq semaines en ballon.
Un coup sous la terre, un coup au-dessus. Me reste de Cinq semaines en ballon la toute fin, les personnages accrochés au reste de l’enveloppe caoutchoutée, poussée par un feu allumé de l’autre côté du fleuve... J’ai un peu oublié le reste. Mais il m’arrive souvent, reprenant dans les vieux Tour du monde des mêmes années (et avec les mêmes graveurs, ce qui était décisif à l’époque pour que Jules Verne impose l’effet de réel de ses romans), à lire les récits d’exploration de l’Afrique Vierge, ou les premières traversées d’Australie, de reconnaître telle ou telle figure préalablement incrustée dans la mémoire par telle ou telle scène de Cinq semaines en ballon que je croyais oubliée.
Voyage au centre de la terre, je l’ai lu bien plus souvent que les autres. Les figures, évidemment archaïques, évidemment symboliques, jouent avec le temps, le réel, la protection, et finalement l’expulsion par ce tunnel final. Je me souviens mal des personnages, mais bien des paysages.
Je suis d’un temps et d’un lieu où il fallait aller soi-même à la chasse aux livres pour les lire. On ne revient peut-être pas assez sur ce changement pourtant décisif : il y a cinq ou dix ans encore, on attendait un livre, on guettait sa rencontre, on avait des listes intérieures de livres à dénicher, et on savait quelques grottes plus riches, où il était bon de passer tous les deux ou trois ans. Et s’en aller à Londres parce qu’il était temps de revenir à Helter Skelter, et qu’à New York forcément on sortirait le sac tout chargé des deux Strand, dont aujourd’hui il ne subsiste que celui de Broadway South.
C’est pour cela que le souvenir de comment a pu être chronologique ma lecture de Jules Verne ressuscite le parcours progressif de l’accès aux livres. J’étais fier de ma collection de livres en Bibliothèque Verte, mais elle avait fini de livrer ses richesses. Dans l’armoire aux livres du grand-père maternel, il y avait des Jules Verne (et des Edgar Poe, et Balzac) : lui qui était si réservé quant à l’emploi de ses affaires, outils, herbier ou matériel de pêche, timbres et instruments, il ne m’a jamais restreint dans le prêt de livres – je les lui rapportais à la visite suivante, un mois plus tard. Les Balzac, encore bien tard, je les garderais quatre mois. Et puis c’est chez là, à Damvix, que je basculais dans la lecture immédiate, les adultes laissés à leur fin de repas. En tout cas c’est ainsi que je relie à Damvix et à cette armoire Le superbe Orénoque (au masculin). Qu’est-ce qu’était l’Orénoque, et de quelle couleur son eau, je n’en savais rien. J’associe aussi à l’armoire à porte de verre La Jangada, suis incapable de retrouver les autres. Or, Damvix est au coeur du vieux marais poitevin, qui n’était pas alors considéré comme une perle touristique, mais bien plutôt comme un trou du cul du monde, c’est Chaissac qui doit le dire – et peut-être que je l’ai croisé pour de vrai, ces années-là, sans le connaître, Gaston Chaissac. Des Jules Verne Damvix je revois aussi les pages, avec des rousseurs jaunes, de Nord contre Sud et Que ce soit l’Orénoque ou laJangada, il s’agit de dérive sur fleuves et un peu peur, même à distance, des deux frères jumeaux (même si on on comprend bien avant la fin que leur double présence alibi soit due au fait qu’ils soient jumeaux).
C’est l’étape 2 de mes lectures Jules Verne. Il y a des voies parallèles : j’ai toujours connu ces fac-simile des anciennes éditions Hachette à couverture cartonnée rouge. Nous les avons même rachetées plus tard, pour notre propre bibliothèque. Les livres y sont rassemblés par deux ou quatre. Plus difficile alors de retrouver les titres via ces Jules Verne là, qui m’arrivaient par la distribution des prix à l’école – mais j’y associerais bien Deux ans de vacances et Les enfants du capitaine Grant.
On n’avait pas la télévision. Jules Verne était notre seule façon d’appréhender ce qui se trouvait loin. On apprenait le monde vrai par la fiction qui recourait à notre imaginaire. Ceux de mon âge ont été les derniers à bénéficier de ce luxe absolu et grand : qu’avons-nous liquidé du rêve pour ceux qui sont venus après nous, et disposaient de la télévision et du cinéma en même temps que de leurs Jules Verne à eux, et qu’est-ce qui, du coup, se retira de ce qui leur était accessible ? Je ne sais pas répondre. Mes enfants auront lu Jules Verne et Le grand Meaulnes avec une intensité qui démentirait aisément ce que je viens d’affirmer.
Je n’ai pas souvent relu Deux ans de vacances, l’idée suffisait à m’accompagner. Et je n’ai pas aimé beaucoup Les enfants du capitaine Grant : après tout, ils avaient bien de la chance, en leur malheur infini, d’avoir droit à si grand voyage. Il ne m’en reste pas beaucoup d’images, que celle de cet arbre où on vit dans les branches, et qui dérive sur la mer : moi aussi je rêvais beaucoup, perché dans l’arbre du jardin, avec la mer cette ligne à l’horizon.
L’étape définitive de ma lecture Jules Verne, c’est celle du livre de poche. Donc la suite des Jules Verne, les autres Jules Verne, les Jules Verne l’un après l’autre, les Jules Verne pour les lire tous. C’est seulement aujourd’hui que je me rends compte que le livre de poche – on est en 1963, et ça va jusqu’en 1968 – était tout neuf encore. Cela ne ressemblait pas à nos autres livres, à ces livres qui venaient de si loin dans le temps, via l’armoire du grand-père.
Alors commence, comme au troisième sous-sol, un autre Jules Verne, plus tenace, plus anguleux. Et ce qui devient plus tard comme les galeries pour le rejoindre, à partir desquelles on peut toujours repartir en arrière vers ces Jules Verne de l’entrée, de la surface, ceux des premières lectures.
De toute façon c’est dans la phrase : il y a la façon de parler de ces personnages, d’être silhouettés à gros traits, et leur façon de gesticuler. On le sait tout de suite, qu’on est dans Jules Verne, et ça nous renvoie direct – mais couche par couche – à l’âge qu’on avait, très précisément, la première fois qu’on a lu ce texte, ce texte précisément.
J’y mets Le château des Carpathes, pour ce mystère à distance, pour ce spectre dans la nuit, pour la voix devenue mystère. J’y mets Les cinq cents millions de la Begum, pour ces deux portraits de ville, et que finalement ce qui se passe chez les méchants (avec le gentil infiltré) est plus intéressant que ce qui se passe chez les gentils (avec l’obus des méchants qui les rate).
En poche aussi ces Jules Verne qui sont comme des parcours qu’on refait réguilèrement, comme on repasse dans un jardin qu’on connaît bien, les Tribulations et son compte à rebours, les 80 jours et son mystère de l’heure qui manque.
Enfin ceux qu’on découvre plus tard, ceux qui ont comme une double porte à franchir avant qu’on y entre, et tout soudain y est plus silencieux, avec un fond d’angoisse aussi. On apprend à les préférer (non, je ne préfère rien, je prends tout en bloc, j’y circule en permanence, toutes issues, toutes galeries, toutes chambres comme la bestiole du Terrier de Kafka) : Le phare du bout du monde, Le sphynx des glaces, Le rayon vert.
Ici, dans la maison, il y a comme des silos à livre, en gros dans chaque pièce, dans le couloir et dans le garage. Je ne sais pas s’il y d’autres auteurs que Jules Verne à avoir la capacité de s’être démultiplié, en ordre dispersé, dans chacun de ces silos. Nous n’avons jamais su ranger correctement Jules Verne, parce que chacun l’a lu à sa guise et a mis au plus près, dans ses propres zones des silos, ceux qui lui importaient le plus. Au sous-sol il y en a une pile épaisse, d’ailleurs elle tient l’étagère, rangés à l’horizontale pour le calage. Est-ce important de le relire (ceux qu’on relit autant : Simenon, Balzac), comme si comptait presque autant de simplement passer devant le livre, voir le titre, savoir que c’est matériellement là, et dans sa tête aussi.
Dès ma première connexion Internet, en 1996, tout Jules Verne était disponible au format numérique, c’était sur un site israélien dont la page d’accueil comportait l’image animée d’une fausse bougie, le fondateur du site ayant perdu un de ses fils. Je ne serais pas capable de le retrouver. Les livres accumulés de Jules Verne, dans la maison, ne servent strictement à rien. Sauf à cela : cette géographie, et qu’elle est aussi temporelle.
1 François Bon | www.tierslivre.net
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C'est chouette ça, "les vases communiquant", je voulais mettre au point un truc comme ça sur le planete-sf mais je ne savais pas si ça prendrait, si ça marcherait. Je vois que l'initiative existe déjà, ce qui me donne des idées :)
RépondreSupprimerOui ce serait une bonne idée. Mélanger nos références. Partager.
RépondreSupprimerJe suis prêt à aller parler Fantasy sur un blog dédié ;)
Je me souviens surtout du sabre, au cinéma, s'approchant des yeux de Michel Strogoff pour lui brûler, et donc des "Oh !" de stupeur dans toute la salle obscure.
RépondreSupprimerAinsi que du capitaine Nemo dans son Nautilus profilé : Jules Verne serait pour moi non pas des gravures de livres mais des images de films : des gravures dans la mémoire.
Le cinéma est un prolongement de la littérature populaire avec nombre d'oeuvres adaptées et aussi avec des "novélisations" (on disait alors "film raconté") parues dès les débuts des fictions filmiques.
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