En 1933, un certain J. Longepierre publie le court texte "Un mariage" dans Le Quotidien. L'action se déroule en 1950 et l'on y découvre la télémédecine rendue possible grâce au téléviseur photophonique puis les services de Télé-Hymen permettant de trouver à distance l'élu-e de son coeur. Mais tout ne se passe pas comme prévu...
Un mariage
Par un clair matin de l’an de grâce 1950, Humérus Sanphile
s'éveilla.
La sensation d’un
corps trop vide d d’une tête trop lourde lui rappela aussitôt l’orgie de la
nuit précédente. Deux grands verres d’eau, adoucissant la râpe caustique de ses
muqueuses buccales et pharyngiennes lui firent constater que ce mesquin
breuvage pouvait avoir parfois un usage interne opportun — voire
bienfaisant !
Enfin sur pied, il considéra dans la glace ses traits
fatigués et fourragea d’une main salutaire dans une chevelure douloureuse où le
poivre déjà livrait au sel une guerre encore incertaine mais sans espoir. En
outre, son hypocondre droit sembla manifester quelque mécontentement rétrospectif,
tandis qu’un pyrosis persistant parut s’acharner sur son œsophage.
Bref, Humérus avait encore trop bu la veille, ainsi d’ailleurs
que l’avant-veille et que l’avant-avant-veille, et que tous les jours écoulés
depuis la date de son sevrage ; mais, cette fois, il était vraiment
malade.
« Il n’y a pas, il faut que je voie mon médecin ! »
pensa-t-il.
Il s’assit devant son téléviseur photophonique et composa le cadre numérique
de son praticien ordinaire : « Auteuil 18-i, r, o-3,5-6-96 » (ce qui veut dire,
comme chacun sait : intensité : 3 ampères 5 — résistance : 6 ohms — ondes : 96
mètres).
Quelques secondes à peine écoulées, il vit apparaître
sur l’écran la bonne du docteur, tandis que le haut-parleur annonçait :
—- Vous désirez, monsieur ? — Une consultation,
mademoiselle. — De la part ?... —- M. Humérus Sanphile.
— Ah ! très bien, ne quittez pas, je adèle des pensées
du président-chef vous branche sur le cabinet de Monsieur.
Un grésillement pétilla, une lueur verte incendia la
tore et l'homme de l'art fut en communication :
—- Bonjour, cher ami... Qu’est-ce qui ne va pas ?
— L’état général, docteur... Appels du foie, nausées,
etc.
Oui, oui, je vois ça : l'abus des grands
cocktails et des "petites amies... Ça finira par vous jouer un mauvais tour
!... Voyons que je vous ausculte. Tirez la langue... Oh ! oh ! bien
saburrale... Bon ! Maintenant, frappez vous sur la rotule... Parfait...
Hem ! , les réflexes sont gourds !... Mettez votre coeur sur le micro... ne
respirez plus... i Oui, des souffles anormaux... Enfin, je suis fixé : asthénie
générale. Il faut vous mettre au vert I Pour l’instant, repos | absolu et diète
lactée... Pour l’avenir, un seul remède : le mariage 1 Sans quoi, ça va
recommencer, et alors, cirrhose, congestion, trémie et tout le tremblement...
Oh ! oh ! je vous connais... Vous êtes prévenu, hein... le mariage !...
Allons, au revoir !
Resté seul, si l’on peut dire, Humérus se mit à
réfléchir. Le mariage ?... Il y avait bien songé déjà mais, très riche, il
avait vite pu se rendre compte que son coffre-fort était plus que lui-même
l'objet de l'affection des soupirantes.
Une idée lui vint. L’agence TéléHymen disposait d'un
vaste répertoire de fiancées éventuelles. Pour pimenter de romanesque les
unions réalisées par son intermédiaire, l’agence Télé-Hymen obligeait chacune
des candidates à accepter d'avance et par contrat unilatéral toute demande
proposée, quel que soit le demandeur ; celui-ci, seul, avait droit de choisir
sur un film qu’on bélinographait à son domicile l'élue de son cœur, mais était
obligé de tenir parole une fois son choix fixé, sous peine de poursuites
judiciaires. (Un récent décret en avait ainsi décidé, pour éluder les farceurs
et éviter les scandales possibles.)
Aussitôt dit, aussitôt fait !
Le temps de mettre le contact et voici que défilait
sur l’écran de notre ami toute une série de minois plus ou moins âgés. Soudain,
à l’apparition d’une suave blonde – série E. n° 2.685 – Humérus comprit que son
destin venait de se jouer.
Il arrêta la projection et avisa le directeur de
l’agence :
— Allô !... Oui, monsieur le directeur, j'ai choisi...
Mille remerciements... Oui, faites préparer tous les papiers... C'est entendu,
envoyez la personne demain chez moi : 772, avenue de Gargan (32e
arrondissement). C'est bien cela, série E, n° 2.685... Encore merci !
Le lendemain. Humérus avait inondé son appartement de
parfums délicats, orné tous les vases de fleurs roses et blanches, disposé le
porto, le samoan, fait une toilette de jeune premier, et attendait avec
impatience la venue de celle à qui il avait voué son existence, vaincu par le
charme photogénique de la blonde image.
Enfin, la sonnette tinta. Tremblant d’émotion amoureuse,
Humérus s'en fut ouvrir. Il se préparait à saisir entre ses bras avides la
délicieuse et douce proie quand il recula, médusé, et dut se cramponner au
porte-manteau pour ne pas choir de saisissement. Cependant, l’inconnue
murmurait avec extase :
— C’est moi, mon chéri... Comme tu as bien su choisir,
et comme je vais te rendre heureux !
Puis, elle serrait vigoureusement sur une poitrine
ardente Humérus défaillant.
L’employé de l’agence avait confondu la série E avec
la série F... et le numéro 2.685 c’était la femme à barbe !...
J. Longepierre, "Un mariage", in Le Quotidien,
n° 3925, 13 novembre, Paris, 1933.