Dans
Humour
et humoristes
(1899) Paul Acker dresse, de manière fantaisiste, le portrait de
plusieurs
de ses collègues humoristes et se livre à quelques anticipations.
Paul
Acker décrit, avec deux ans d'avance, l'enterrement d'Armand
Silvestre.
Il
imagine l'entrée de Georges Courteline sous la Coupole en
remplacement de François Coppée dans
un futur proche,
faisant ainsi entrer l'humour à l'Académie française. Le
portrait
d'Alphonse Allais prend, fictivement, la forme d'un Mémoire
lu à l'Académie internationale des Sciences, en 2203, par M. Adolf.
Petherheim, professeur de sciences appliquées au collège d'Europe
et membre de l'Institut
dans
lequel l'auguste universitaire prend pour argent comptant toutes les
délirantes inventions imaginées par Alphonse
Allais
et en fait « l'inventeur le plus prodigieux peut-être des
siècles écoulés »
grâce
à l'aide du Capitaine Cap (personnage
inventé par l'humoriste).
Alphonse
Allais (1)
A
M. H. Ferrari
Messieurs,
S'il
est une joie bien douce pour un savant arrivé à la fin de sa
carrière, c'est assurément de pouvoir encore, avant de mourir,
reculer les limites du domaine inconnu de la Science. Ne
croyez pas cependant que je vous entretienne aujourd'hui d'une
invention nouvelle, d'une de ces découvertes, depuis si longtemps
désirées et dont, avant de disparaître,
notre
génération voudrait magnifiquement
embellir l'avenir. Je vais au contraire vous emmener avec moi loin
dans le passé,
et vous faire connaître un homme, qui fut extraordinaire, bien que
jusque présent, je ne sais quel caprice du destin nous ait caché
son existence
et
ses œuvres.
Des
travaux exécutés
pour les conduites d'eau dans le jardin qui couvre l'emplacement où
se trouvaient, il y a trois cents ans, comme l'indiquent les anciens
plans de Paris, les rues Edouard Detaille, de CourceIIes, et l'avenue
de Villiers, ont mis au jour, entre autres choses, une cassette de
fer forgé. J'aime, vous le savez, à mes heures perdues, m'occuper
d'archéologie comme j'habite tout près de ce jardin, la cassette me
fut apportée. Elle contenait des documents du plus haut intérêt :
fragments de livres, photographies, le tout admirablement conservé.
Grâce à eux, j'ai pu, durant les loisirs que me laisse mon
laboratoire, reconstituer la vie de l'inventeur le plus prodigieux
peut-être des siècles écoulés.
Je
possède son portrait : la figure est maigre, pâle, fatiguée,
triste le corps, un peu voûté, dépasse la moyenne un mélancolique
sourire flotte sur les lèvres. On devine un noble esprit qui, tout
en consacrant sa vie aux travaux les plus ardus, ressentait une
douleur profonde, à la pensée que jamais il n'arriverait à
pénétrer les ultimes secrets de la Science.
Ses
livres nous révèlent son nom : il s'appelait Alphonse Allais.
A en juger par quelques articles de critique, il fut d'abord un
écrivain de talent, qui amusa longtemps ses contemporains.Il
avait commencé par fréquenter en un cabaret littéraire, à
l'enseigne d'un chat noir, et tenu par un gentilhomme, Rodolphe
Salis, qui y réunissait les esprits les plus joyeux et les plus
bizarres de cette fin de siècle. Là il passait ses soirées à
jouer des airs de trombone, pleins de fantaisie, en contant
d'invraisemblables histoires, et tous, bourgeois et artistes, se
tenaient autour de lui, bouche béante, pour l'entendre.
Admirable
logicien, il déduisait d'un phénomène très naturel, d'un
sentiment très simple, des conséquences rigoureuses, bien que tout
à fait imprévues. Il régissait en maître absolu le royaume de
l'absurde avec les lois de la raison, et, semblable à Spinoza,
tenait pour réels tous les possibles ; mais, plus habile que le
sévère philosophe, il parvenait à faire partager sa croyance, et
ceux qui le lisaient admettaient comme vrais tous ses récits, même
ceux qui n'offraient pas la moindre vraisemblance.
Il
acquit ainsi de la célébrité : un grand journal quotidien se
l'attacha comme collaborateur et les écrits du temps témoignent
amplement du succès de ses contes. Un académicien d'alors,
complètement ignoré aujourd'hui, lui reconnaissait un entrain
extraordinaire dans la raillerie à froid, poussée avec une
flegmatique persistance jusqu'aux sommets les plus élevés de
la bouffonnerie. Francisque Sarcey, le fameux critique dont on vient
de publier en cinquante-six volumes les feuilletons dramatiques,
faillit mourir de rire pour avoir entendu un de ses calembours. Jules
Lemaître
lui-même, ce sage doublé d'un homme d'action, dont la parole à une
heure cruelle sauva la France en hâtant la chute de l'enseignement
dit classique et en transformant tous les Français en colons casqués
de liège et vêtus de flanelle, Jules Lemaître
lui-même se plaisait à se reposer de sa providentielle mission par
d'aimables causeries avec A. Allais.
A.
Allais, pourtant, comprit au bout de quelques années la vanité du
rire, et combien il sied peu à la dignité humaine de n'être,
durant toute une vie, qu'un acrobate de belles-lettres, même
prestigieux. Peut-être traversa-t-il alors une de ces crises, qui
bouleversent soudain une âme en lui montrant un but plus haut à
atteindre, une crise semblable à celle de saint Augustin et de
Pascal dont l'histoire nous a conservé le souvenir : je ne
sais, et mes recherches ne m'autorisent à rien affirmer. J'aimerais
à le croire cependant. Il vivait à une époque troublée; l'empire
allemand, fier de ses victoires, menaçait toujours la République
française, en même temps que la Grande-Bretagne, ambitieuse et
perfide, songeait à s'emparer de ses possessions coloniales.
Pourquoi n'aurait-il pas résolu, frappé de l'inutilité de ses
cabrioles, de contribuer, dans la mesure de ses moyens, au relèvement
de sa patrie, tout au moins au maintien de son intégrité et à
l'agrandissement de sa gloire ?
Quoi
qu'il en soit, A. Allais se tourna vers la mathématique et la
physique, et consacra les longues années qui lui restaient encore à
vivre aux applications qui se peuvent faire des sciences, dans les
branches de l'activité humaine. Aidé d'un ami, le captain Cap,
ancien marin, esprit fantasque, mais très intelligent, semble-t-il,
d'après les quelques pages où il nous est parlé de lui, il se
tient au courant de toutes les découvertes, il en fait lui-même, e
s'efforce de leur trouver aussitôt une utilisation pratique.
Rédacteur, comme je vous l'ai
dit,
d'un grand journal, il communique deux fois par semaine au public le
résultat de ses efforts, accueillant avec faveur toutes les idées
qu'on lui soumet, correspondant avec tous lès jeunes savants. Il
apporta dans ces travaux, en même temps qu'une ardeur de néophyte,
ses merveilleuses qualités de logicien, et l'admirable fécondité
d'un génie jamais fatigué. Cependant, étonnant
effet de l'habitude, il ne put jamais s'empêcher de garder
quelque peu la forme fantaisiste qu'il avait adoptée pour ses
contes. Ne nous en plaignons pas : il s'adressait à des
lecteurs que le style abstrait des pures spéculations eût effrayé
et éloigné.
J'arrive
maintenant, messieurs, aux extraordinaires inventions dont A. Allais
est l'auteur. Soyons honnêtes, rendons à César ce qui appartient à
César, rendons à A. Allais la paternité de découvertes attribuées
à
autrui.
J'aborderai
en premier lieu les perfectionnements militaires que lui durent nos
ancêtres. Vous savez qu'à la fin du dix-neuvième siècle, alors
que les armées permanentes existaient, officiers
et savants se préoccupaient vivement de trouver, pour armer leurs
troupes, un fusil sans rival. Le fusil Gras, le fusil Lebel, le fusil
Mauser avaient été inventés : ils étaient d'un calibre très
petit, mais toutes les recherches tendaient vers un calibre encore
plus petit, afin de donner à la balle une force de pénétration
plus grande. A. Allais
y parvint : le premier, il proposa un modèle de fusil dont le
calibre était de un millimètre c'est-à-dire qu'il remplaça
simplement la balle par une véritable aiguille. Dans le chas de
cette aiguille, il enfilait un solide fil
de trois kilomètres de long, de telle sorte que l'aiguille
traversant quinze ou vingt hommes, ces quinze ou vingt hommes se
trouvaient enfilés
du même
coup. Le dernier homme traversé,
l'aiguille se plaçait d'elle-même
en travers, et voilà en quelques secondes des bataillons, des
régiments entiers ficelés et empaquetés. Je ne vous rappellerai
pas que munis de cette arme les Anglais conquirent toute l'Afrique
centrale
mais, étrange oubli, personne ne connaissait encore le créateur de
ce redoutable engin de destruction.
Quelques
mois plus tard, A. Allais proposait de remplacer les pigeons par des
poissons pour le transport des dépêches, et de constituer des
régiments de culs-de-jatte. Au siècle
dernier
des
essais furent tentés qui eurent d'excellents résultats. Les
poissons accomplirent
admirablement leur office de postier. Quant aux culs-de-jatte,
installés sur de petits véhicules automobiles, aux roues garnies de
pneus, et mus par un gaz tout spécial créé par un chimiste du nom
d'Armand Silvestre, ils rendirent les plus grands services, jusqu'au
jour où le désarmement universel fut décrété et exécuté.
Le
problème de la navigation aérienne intéressait aussi vivement A.
Allais. Je ne vous parlerai pas d'une nonuplette allégée par un
ballon, due à l'esprit fertile du captain Cap. Je crains – comme
A. Allais lui-même – que le captain Cap ne se trompât sur la
valeur de cette machine, à moins qu'il n'abusât de l'ingénuité de
ses concitoyens. Mais une idée de notre savant, dont il n'y a encore
eu aucune application, me semble merveilleuse. Aujourd'hui chacun de
nous peut, soutenu par deux ailes légères d'aluminium, que met en
action un petit moteur à pétrole, s'élever dans les airs. Bien
avant nous A. Allais avait obtenu cette lévitation, en supprimant
tout appareil. Une nuit, en mer, un steamer anglais coupa en deux le
vaisseau qui le portait. A. Allais nagea quelques heures, puis perdit
toute force et se laissa couler. Mais voyez comme il savait conserver
dans les moments les plus
critiques
toute sa lucidité de logicien. Du talon de sa botte, il détacha de
la coque du brick un bout de fer : il l'émietta dans ses mains
– car il
était doué d'une force herculéenne et l'avala. Il empoigna ensuite
une des touries naufragées d'acide sulfurique, et en but quelques
gorgées. Or, messieurs, une loi connue de tous, c'est que le fer,
l'eau et un acide, mis en contact, dégagent de l'hydrogène. A.
Allais n'eut qu'à fermer la bouche : au bout de quelques
secondes, gonflé du précieux gaz, il regagnait la surface des
flots.
Il avait cependant mal calculé la poussée des gaz on ne saurait le
lui reprocher, car le fond de la mer ne constitue pas un parfait
cabinet d'études. Il fut donc enlevé dans les airs, au lieu de
surnager. Ravi de cet incident imprévu, il parcourut ainsi quelques
kilomètres :
puis, au petit jour, fatigué d'une promenade déjà longue, il
entr'ouvrit légèrement un coin des lèvres : un peu
d'hydrogène s'évada, et bientôt, par des exhalaisons continues, il
retombait doucement à terre. Il avait conquis véritablement le
royaume du ciel. Il ne réussit pas d'ailleurs à tirer profit de
cette inespérée victoire scientifique. Le gouvernement, incrédule
comme toujours, lui refusa son appui, bien que les rapports si tendus
de notre pays avec l'Angleterre lui fissent un devoir de prendre en
considération une découverte qui, utilisée dans les combats
navals, eût permis de châtier à jamais l'insolence de cette
jalouse nation.
Rien,
messieurs, ne laissait cette intelligence d'élite indifférente.
Tout le passionnait. Ne vous êtes vous jamais demandé comment
disparut cette fameuse Tour Eiffel, de trois cents mètres, qu'en un
moment de folie les Parisiens' élevèrent au cœur de leur ville ?
À
A. Allais revient l'honneur de l'avoir enlevée du Champ de Mars. Sur
sa proposition, elle fut renversée, et plantée dans un terrain
vague de la banlieue où des fouilles sans doute en remettraient au
jour quelques débris. Toujours d'après ses plans, elle fut
enveloppée d'une couche d'imperméable céramique. On obtint ainsi
un ensemble parfaitement étanche. Des robinets établis dans le bas
la remplirent d'eau. Cette eau devint rapidement ferrugineuse ;
la municipalité la distribua gratuitement aux Parisiens anémiés.
Par là s'explique enfin
ce phénomène jusqu'alors incompréhensible : la subite vigueur
des habitants de Paris vers l'an 1925.
J'aimerais
encore à vous exposer le tour de force surprenant qu'il exécuta en
transformant une vallée,de la Nouvelle-Galle du Sud en un billard
gigantesque, ou l'ingénieux expédient par lequel il écartait des
théâtres tout danger d'incendie, ou son génial projet de prévenir
toute tempête, en répandant dans l'océan assez d'huile pour le
recouvrir de la très mince couche oléagineuse qui suffit à rendre
les flots inoffensifs. Le temps me presse, hélas, et je veux, avant
de terminer, accomplir une œuvre de justice.
Il
y a cinquante ans, messieurs, un homme acquit une gloire universelle
en soumettant à l'Académie des Sciences un système d'éclairage
par les vers luisants. L'industrie s'en empara aussitôt et paya à
celui qui s'en disait l'auteur des sommes considérables pour jouir
de l'exclusive propriété.
Je
ne sais si, plus heureux que nous, cet homme, dont vous devinez le
nom, connut les livres de A. Allais : je voudrais ne pas le
croire; Cependant A. Allais développa longuement cette idée, et le
mémoire présenté à l'Académie
il y a un demi-siècle me parait terriblement inspiré des écrits de
l'illustre mort.
Je
détiens en effet,
messieurs, deux articles dans lesquels A. Allais expose, avec force
détails, ce procédé si curieux d'éclairage. Lui aussi, frappé
des clartés dégagées par les vers luisants, avait songé à
développer de plus en plus le foyer lumineux chez ces intéressants
animaux par une culture prolongée. Il possédait au bord de la mer,
près du Havre, un immense champ d'expérience, où il élevait et
dressait des sujets, et il obtenait des effets lumineux d'une
intensité si remarquable qu'il éclairait de cette seule manière
ses appartements et ses jardins, les jours de grande fête.
Que
décider, messieurs ? Faut-il formellement accuser celui dont je
tais le nom, de n'être qu'un plagiaire, un voleur ? Les preuves
sont-elles suffisantes, et la même
idée ne peut-elle germer dans deux cerveaux différents ? Je
crois ne pas aller trop loin en affirmant
que tout l'honneur de cette invention revient à ce grand méconnu ;
pardonnez-moi mon émotion.
Je ne peux m'empêcher de m'affliger,
à la pensée qu'il mourut peut-être dans la misère plus profonde,
alors qu'il venait de faire une découverte qui l'eût illustré et
enrichi, si elle avait été appliquée, en. Même temps qu'elle eût
apporté à ses contemporains les avantages économiques les plus
précieux.
Voila,
Messieurs, ce que je tenais à vous dire. J'ai peut-être abusé de
votre patience ; je ne m'en repens pas, puisqu'il m'a est
possible de restituer à un homme, jusqu'alors inconnu, la place
qu'il mérite parmi les princes de la Science. Ah ! messieurs,
nous ne saurions trop nous préoccuper du passé. Le temps oublieux
laisse dans l'ombre bien des trésors à nous, soucieux de toutes nos
gloires, de les retrouver ; car s'il nous paraît noble de
rendre, grâce à la science, l'avenir plus souriant, il n'est pas
moins beau de pénétrer dans la nuit du passé, et, semblable au
mineur qui vole à la terre ses richesses, de lui arracher les
secrets qu'il cache si jalousement. C'est réaliser une œuvre utile
et juste, et je mourrai heureux, si j'ai pu jeter en vos cours le
désir de nous libérer dignement de la dette de reconnaissance
infinie
que nous avons contractée envers A. Allais, sans le savoir.
(1)
Mémoire lu à l'Académie internationale des Sciences, en 2203, par
M. Adolf. Petherheim, professeur de sciences appliquées au collège
d'Europe
et membre de l'Institut.
Paul Acker, Humour et humoristes, H. Simonis Empis, Paris, 1899