Découvrez le troisième épisode de l'anticipation utopique "L'homme des neiges" de Jules Payot publié originellement en 1911 en feuilleton dans Le Volume. Pour lire le premier épisode et la présentation de cette nouvelle, voir ICI, pour lire le deuxième épisode, voir ICI.
L'homme des Neiges (suite)
La première préoccupation de notre « rescapé » fut de s’enquérir des écoles et de l’enseignement.
Il fut
surpris de rencontrer un lundi, dans l’après-midi, plusieurs divisions de
l’école primaire, en promenade, sous la conduite d’un maître ou d’une
maîtresse. Il alla le soir même dire son étonnement au directeur, qui était un
jeune homme intelligent, d’une trentaine d’années, et qui se trouvait être
l’arrière petit-fils de Suzanne Rurale. Celle-ci avait publié ses mémoires vers
1930 : notre « rescapé » l’avait bien connue dans sa jeunesse. Le
directeur, M. Pierre Primaire, dit en riant : « J’ai été surpris de
votre étonnement en présence de cette promenade « un jour de classe ». Mais je
me souviens de mes lectures relatives à l’histoire de l’éducation au début du
xx e siècle et je comprends votre surprise. Les croyances pédagogiques de votre
époque nous paraissent étranges et nous avons peine à nous expliquer votre état
d’esprit.
J’espère que vous n’éprouverez aucune amertume de notre façon de vous juger...
— Non, répondit l’homme des Neiges. Je ne cherche qu’à m’instruire et ce que je vois me trouble. Etonné, je le suis à chaque instant. Mais, je sens que le milieu actuel est supérieur au milieu de 1911 sur lequel mes habitudes se sont en quelque sorte moulées. Je suis à la fois surpris et ravi. Je suis assez intelligent et encore assez « plastique », je l’espère, pour me réadapter à votre état social : je suis décidé à profiter de ma chance inouïe de pouvoir comparer deux périodes éloignées en les vivant successivement, et je suis résolu de mettre absolument de côté l’esprit de corps qui me lie à mes contemporains de 1911 et de tout accepter au moins provisoirement.
— J’en suis
heureux, dit M. Pierre Primaire, car nous pourrons élucider ensemble bien des
points restés inexplicables pour nous dans vos pratiques éducatives…
Mais
avant de vous interroger, je dois répondre à votre question. Nos promenades, au
seuil de l’année scolaire surtout, sont d’importance capitale. Les enfants
étant libres, ils nous livrent par leurs jeux, leurs attitudes, leur langage,
leur ardeur ou leur apathie, les secrets de leur caractère que nous ne pouvons
deviner dans l’immobilité de la tenue en classe. De plus, le maître ne perd pas
de vue l’idée dominante qui, durant la promenade, doit diriger l’attention des
élèves. La division des petits a été conduite au bord du ruisseau et elle a été
transformée en équipe d’ouvriers amateurs : on a construit des canaux, des
presqu’îles, des péninsules, des golfes, des fleuves et même on s’est essayé à
modeler l’ancien et le nouveau continent. Une petite carte était épinglée à un
arbre et servait de contrôle. Devant elle, prenaient fin les critiques
injustifiées et les croyances erronées. Nos enfants se mettent de tout cœur à
leur jeu : ce que nous pouvons leur enseigner par l’action nous n’essayons
pas de le leur enseigner abstraitement, comme c’était la règle dans vos écoles.
Nous savons que le système musculaire est de tous les sens le plus important en
éducation. Il est vrai que des psychologues de votre époque, comme Cousin et
Garnier, discutaient sur l’existence de ce sens !
— Pardon, Cousin et Garnier étaient antérieurs à mon époque…
— Un peu
antérieurs. Dans notre perspective ils se confondent avec vous, et leurs
doctrines vivaient, se survivaient, si vous voulez, dans vos pratiques
éducatives…
Ainsi, nos élèves moyens vont avoir une leçon de géographie générale. Nous
voulons qu’ils aient dans l’imagination les dimensions comparées des grands
Etats de l’Europe. Nous n’abordons pas cet ordre de connaissances sans qu’ils
aient une notion concrète et pratique des distances. Nous voulons que, dans
leurs promenades, ils aient une connaissance réelle d’une distance d’un kilomètre,
de dix kilomètres, de vingt kilomètres. De même, ils savent tous pratiquement
ce qu’est un kilomètre carré. Ils l’ont mesuré sur le terrain. Tous, après l’avoir mesuré et dessiné, en ont fait
le tour.
Puis nous profitons de leurs voyages pour rendre aussi concrète que possible la
notion de la distance de Dunkerque à Perpignan ; de Brest à Menton, etc.
Nous leur faisons modeler dans le sable la France jusqu’à ce que les
principales proportions relatives soient exactes. De même pour les colonies et
pour les divers pays : ils pourront vous modeler une Italie exacte parce
qu’ils savent que sa superficie est un peu plus de moitié que celle de la France.
Ils savent qu’entre les deux pôles, on peut placer vingt Frances.
Notre principe, c’est qu’on ne sait les sciences de l’espace, géométrie,
géographie, etc., que quand on les a apprises par les muscles, et qu’elles sont inscrites dans la mémoire musculaire.
D’ailleurs, nous avons beaucoup de loisirs.
Nos élèves n’ont que trois heures de classes le matin. Nous jugeons
inexplicable votre système de six heures de classes. C’était ériger en système
l’irréflexion, l’inattention, la dispersion de l’esprit. Votre époque nous fait
— pardonnez-moi — l’impression d’une époque de nerveux agités et trépidants.
Vous apportiez dans votre éducation la même manie de mouvement rapide que dans
votre vie. Vos livres de classes nous plongent dans la stupéfaction. Quelques-uns
de vos écrivains avaient aperçu que votre hâte était déraisonnable — mais vous
ne les avez pas écoutés.
Aux trois heures de classes matinales, nous ajoutons trois après-midi de
promenades pratiques, de visites dans les ateliers, et partout où l’on
travaille. Ces promenades, ces visites doivent être le commentaire vivant des leçons de la semaine. Les jours de mauvais
temps, les élèves restent aux ateliers annexés à l’école.
Nous devons quatre séances par semaine, le soir, pour les cours d’adultes qui
sont obligatoires six mois par an pour tous les enfants de 13 à 18 ans accomplis. »
L’homme des Neiges écoutait, fort intéressé. Toutefois, la réduction des heures de classes le troublait.
« C’est que, dit Pierre Primaire, nous avons su réaliser dans les programmes des économies énormes… »
Jules Payot, « L’homme
des Neiges », [troisième épisode]
in Le Volume, n°7, 11 novembre 1911.