Cami, collaborateur régulier de VU, lance dans le n°6 son Gentleman-dessiné, personnage récurrent interviewant des personnalités plus ou moins fictives.
Dans le n° 14 du 20 juin 1928, c'est L'Invalide-à-la-tête-de-bois, personnage créé par Eugène Mouton (utilisant le pseudonyme de Mérinos) dans Le Figaro en 1857 et qui connait un destin important, repris par plusieurs auteurs et même objet de chansons (citons Berthelier et Tréfeu sans manquer d'évoquer L'Invalide à la pine de bois, version paillarde du mythe).
Ici Cami se livre à des charges humoristiques tout d'abord sur le sport puis fortement anti-parlementaire par le truchement de l'invalide à la tête de bois.
Mister VU, gentleman dessiné par Cami
MOI,
APRES AVOIR DESSINEE MISTER VU SUR UNE FEUILLE DE PAPIER. – Eh
bien, Mister VU, êtes-vous satisfait de vos débuts de
gentleman-dessinée dans le numéro 6 de ce grand illustré ?
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Enchanté. Les lecteurs sont charmants,
les lectrices ravissantes, et mon interview du concierge de
l'Obélisque a obtenu, je m'en flatte, un certain succès.
MOI.
– Ménagez ma modestie, Mister VU…
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Mais, il ne s'agit pas de vous. Pour le
mal que vous avez à faire ces articles !… C'est moi qui vous
ai donné l'idée de me dessiner à côté d'un personnage à
interviewer. Entre dessins, nous nous comprenons. Dans notre langage
spécial, je bavarde avec le bonhomme que vous avez dessiné près de
moi, je vous répète les termes de l'interview, et vous n'avez plus
qu'à transcrire.
MOI.
– Permettez… je…
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Oh ! Je ne demande pas mieux que de
travailler pour vous, puisque vous manquez d'imagination en ce
moment. Tout ce que je désire, c'est que vous ne me dessiniez jamais
tout seul au milieu d'une page de journal. C'est un trop horrible
supplice pour un gentleman-dessin !
MOI.
– Pourquoi ?… Je ne comprends pas...
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Vous allez comprendre. Quand le journal
est ouvert et en lecture, passe encore ! Un gentleman-dessiné
peut s'amuser à regarder les lecteurs, ou à admirer les lectrices.
Les lecteurs ne forment-ils pas un véritable album d'images vivantes
que regardent les dessins ? Mais lorsque le journal est refermé,
avez-vous jamais réfléchi au mortel ennui, à l'atroce désespoir
qui peut envahir la petite âme sensible d'une image abandonnée ?…
C'est l'obscurité complète, le noir du cachot ! Lorsque nous
sommes plusieurs personnages dessinés en groupe, nous arrivons à
nous distraire, mais quand on est dessiné seul, tout seul, vous
rendez-vous compte du supplice que vous infligez sans le savoir à
votre infortuné bonhomme dessiné ?
MOI.
– Je vous assure que jusqu'à présent, je n'avais pas réfléchi à
ce cas étrange… Mais tranquillisez-vous, cher Mister VU, vous ne
serez pas seul, vous ne serez jamais seul. Je vais vous dessiner
aujourd'hui à côté d'un personnage tout aussi célèbre que le
concierge de l'Obélisque, et que vous allez interviewer.
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Parfait. Et quel est cet illustre
personnage ?
MOI.
– L'Invalide-à-la-tête-de-bois.
INTERVIEW
DE L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – C'est bien à l'Invalide-à-la-tête-de-bois
que j'ai l'honneur de parler ?
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS.
– En personne. Vous permettez une seconde (il prend un marteau
et s'en applique un formidable coup sur le front).
Ces mouches sont insupportables ! Mais grâce à ce marteau
j'arrive à en écraser de temps en temps. Vous désirez
Monsieur ?...
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Vous interviewer pour les lecteurs de
« VU », le grand
illustré hebdomadaire.
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS.
– Je connais… je connais, et je m'intéresse particulièrement à
ses pages sportives. Tenez, à ce propos, la semaine dernière, si
jamais eu près de moi un photographe de « VU »,
il aurait eu l'occasion de prendre un cliché pas ordinaire !
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Un cliché par ordinaire ?
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS.
– Oui. Figurez-vous que je faisais une petite promenade dans les
environs de Paris, lorsque j'arrive par hasard devant un terrai
d'entraînement pour coureurs à pied. Un champion était justement
en train de s'entraîner sur la piste. A cette vue, tous mes
instincts sprotifs se réveillent en moi. Car, notez-le Monsieur, je
vous prie, je fus le gagnant du grand « cross-country »
des grenadiers de la garde en 1809. Brusquement, je sentis le sang de
ma jeunesse bouillonner dans ma vieille carcasse. Je m'élançai dans
la piste, et puis, par une sorte de folie sportive, je lançai un
défi au jeune champion interloqué. Le coureur crut d'abord que je
plaisantais, mais sur mon insistance, et sans doute pour se moquer de
moi, il consentit à faire un match de vitesse avec moi. Nous prîmes
le départ, et dès le début je pris une certaine avance sur le
jeune champion qui, certain de me battre, ne se pressait pas, et
riait avec ses camarades de ma folle prétention. Mais lorsqu'il me
vit à cent mètres du poteau d'arrivée, il s'élança à toute
vitesse et ne tarda pas à me rattraper. Nous fîmes quelques mètres
côté à côte sans parvenir à nous dépasser, mais, hélas !
mes pauvres vieilles jambes me trahirent bientôt et le jeune
coureur, me laissant derrière lui, s'élança vers le poteau.
Il
allait l'atteindre, et je me trouvais à une dizaine de mètres
derrière lui, lorsque soudain une idée jaillit brusquement dans ma
cervelle.
Sans
cesser de courir, je dévissai rapidement ma tête-en-bois et la
projetai devant lui de toutes mes forces. Ma tête, lancée d'une
main sûre, passa devant le poteau d'arrivée quelques secondes avant
le jeune champion. J'avais gagné ! Gagné d'une tête !
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Merveilleux record !… Pourriez-vous
maintenant me conter un de vos souvenirs du Premier Empire ?…
Mais auparavant permettez moi de vous avertir que votre pipe a mis le
feu à votre nez.
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS.
– Ce n'est rien. Ça m'arrive assez fréquemment. (Il prnd un
bol d'eau et se plonge le nez dedans.)
Là, le voilà éteint. Vous voulez que je vous conte un souvenir ?…
Écoutez (il annonce) :
LE
PERROQUET DU 18 BRUMAIRE
C'était
le 18 Brumaire 1799. Je faisais partie du bataillon de grenadiers
qui, sous les ordres de Bonaparte, envahit le « Conseil des
Cinq-Cents ». C'était sous ce nom qu'on désignait la Chambre
des Députés de l'époque. Ces députés n'étaient pas, comme ceux
que nous avons le bonheur de posséder aujourd'hui, des hommes
d'action, ennemis de vaines parlottes et soucieux avant tout de
l'intérêt public. Non, le Conseil des Cinq-Cents était surtout
composé de bavards enragés qui donnaient au pays écœuré le
spectacle lamentable d'une Assemblée d'impuissants, d'incapables et
de fantoches.
Bonaparte,
se rendant compte du danger que courait le pays, avait déclaré :
« Je veux délivrer notre belle France de tous ces avocats qui
sont en train de la perdre ! ».
Et voilà pourquoi ce 18 Brumaire, il avait fait irruption avec nous, les grenadiers, dans le Conseil des Cinq-Cents.
Et voilà pourquoi ce 18 Brumaire, il avait fait irruption avec nous, les grenadiers, dans le Conseil des Cinq-Cents.
Ah !
Mes amis ! Quelle journée ! Ma vieille tête en bois en
conservera toujours le souvenir !
Le
Petit Caporal, très pâle, une main derrière le dos, l'autre dans
son gilet, marchait devant nous, dans son attitude légendaire.
Lorsque
nous pénétrâmes dans la salle du Conseil, l'Assemblée était en
train d'écouter le député Sosthène Salivard qui, du haut de la
tribune, déversait depuis trois heures des flots d'éloquence
parlementaire sur son auditoire.
En
apercevant Bonaparte, les députés épouvantés hurlèrent :
« A bas le tyran ! Mort au Dictateur ! » Un
vacarme étourdissant s'éleva de toutes parts. Seul Sosthène
Salivard, emporté par la force de l'habitude, continuait son
discours au milieu du tumulte.
Des
grenadiers s'élancèrent et malgré tous les efforts de Salivard qui
se cramponnait à la tribune, ils réussirent à arrêter son
verbiage.
Mais
Salivard, blême de rage, protestait : « C'est une honte !
M'empêcher de parler ! Je suis parlementaire ! Je dois
parler ! C'est mon devoir ! Je veux parler ! Je veux
prononcer mon discours ! »
–
Ah !
Tu veux prononcer ton discours ? S'écria alors
Barnabé-le-Grognard, un joyeux farceur de ma compagnie, eh bien !
Attends une minute, je vais chercher quelqu'un qui dégoisera tes
boniments à ta place !
Et
Barnabé-le-Grognard s'élança hors de la salle au pas gymnastique.
Deux minutes plus tard, il revenait portant dans ses bras un
magnifique perroquet qu'il posa sur la tribune.
– Que
signifie, grenadier ? Interrogea sévèrement Bonaparte.
– Mon
général, je vais vous expliquer, répondit Barnabé : il faut
vous dire que la cuisinière du citoyen-député Sostène Salivard
est ma bonne amie, sauf votre respect. Par elle, j'ai appris que ce
député avait un perroquet qui, à force d'entendre son maître
répéter ses discours, connaissait par cœur tous les boniments que
dégoise le citoyen-député à la tribune. Alors, en voyant que
Sosthène Salivard voulait placer son discours malgré nous, j'ai eu
l'idée d'aller chercher son oiseau pour qu'il jabote à sa place !
Bonaparte
ne put réprimer un sourire. Pendant ce temps, juché sur la tribune,
à côté du verre d'eau traditionnel, le perroquet prononçait sans
s'émouvoir le dernier discours de son maître.
–
« C'est
une indignité ! On se moque du Parlement !! »
s'écrièrent tous en choeur les députés furieux de se voir tourner
en ridicule.
Mais,
de sa vois brève et coupante, Bonaparte interrompit les
protestataires.
–
« Messieurs,
dit-il, je ne comprends pas votre fureur : ce perroquet me
paraît absolument digne de faire un parfait député. Comme vous, il
parle sans arrêt et sans trop savoir ce qu'il dit. A mon avis, ce
n'est pas un, mais cinq-cents perroquets qu'il faudrait ici pour vous
remplacer tous. »
–
« Pour
nous remplacer ?… des perroquets !!… quelle
insolence !! » hurlèrent
les députés fous de rage.
–
« Oui
Messieurs, poursuivit froidement Bonaparte, pour vous remplacer
avantageusement. Eux, du moins, ne coûteraient rien à la nation !
Et
maintenant, ajouta-t-il de sa voix de commandement en se tournant
vers nous, dispersez-moi tous ces bavards !! »
MISTER
VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Heureusement pour la France, le Parlement
a bien changé depuis cette époque !
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS.
– Je vous en supplie Monsieur, ne me faites pas rire. J'ai les
lèvres gercées !…
RIDEAU
Texte
et dessins de CAMI.