Le compositeur Hector Berlioz a beaucoup écrit et parmi ses textes se trouve la nouvelle Euphonia ou la ville musicale, nouvelle de l'avenir recueillie dans Les Soirées de l'orchestre (1852) qui est une version plus courte de la première publication datant de 1844.
ArchéoSF vous invite à lire la première partie de cette nouvelle épistolaire se déroulant en 2344 !
Euphonia
Nouvelle de l’avenir
On joue, etc., etc., etc., etc.
A peine les premiers accords de
l’ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit,
et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de
grosse-caisse. Nous l’entendons néanmoins, grâce à l’énergie
et au timbre singulier de sa voix.
— Il s’agit, messieurs, dit-il, d’une
nouvelle de l’avenir. La scène se passera en 2344,
si vous le voulez bien.
Euphonia
ou la ville musicale
Personnages :
XILEF,
compositeur, préfet des voix et des instruments à cordes de la
ville d’Euphonia.
SHETLAND, compositeur, préfet des instruments
à vent.
MINA, célèbre cantatrice danoise.
Madame HAPPER, sa
mère.
FANNY, sa femme de chambre
Première lettre
Sicile, 7 juin 2344.
XILEF A SHETLAND
Je viens de me baigner dans
l’Etna ! ô mon cher Shetland, quelle heure délicieuse j’ai
passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur !
Son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l’escarpement
de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix
parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus
éloignées. Je m’en suis aperçu en entendant applaudir des dames
siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d’une demi-lieue
de l’endroit où je m’ébattais comme un dauphin en gaieté. Je
venais de chanter en nageant une mélodie que j’ai composée ce
matin même sur un poëme en vieux français de Lamartine, que
l’aspect des lieux où je suis m’a remis en mémoire. Ces vers me
ravissent. Tu en jugeras : Enner m’a promis de traduire le
Lac en allemand.
Que n’es-tu là ? Nous
courrions ensemble à cheval ; je me sens plein de verdoyante
jeunesse, de force, d’intelligence et de joie. La nature est si
belle autour de moi ! Cette plaine où fut Messine est un jardin
enchanté ; partout des fleurs, des bois d’orangers, des
palmiers inclinant leur tête gracieuse. C’est l’odorante
couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd’hui
le lac vainqueur des feux de l’Etna. Étrange et terrible dut être
cette lutte ! Quel spectacle ! La terre frémissant dans
d’horribles convulsions, le grand mont s’affaissant sur lui-même,
les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les
cris, les râlements du volcan à l’agonie, les sifflements
ironiques de l’onde qui accourt par mille issues souterraines,
poursuit son ennemi, l’étreint, le serre, l’étouffe, le tue, et
se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise !... Eh
bien, croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd’hui si
ravissants, sont presque déserts ! Les Italiens les connaissent
à peine ! On n’en parle nulle part ; les préoccupations
mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays,
qu’ils ne s’intéressent aux plus magnifiques spectacles de la
nature qu’en raison des rapports qu’ils peuvent apercevoir entre
eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et
nuit. Voilà pourquoi l’Etna n’est pour les Italiens qu’un
grand trou rempli d’eau dormante, et qui ne peut servir à rien.
D’un bout à l’autre de cette terre si riche naguère en poëtes,
en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand
temple de l’art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où
les artistes éminents étaient honorés presque autant qu’ils le
sont aujourd’hui dans le nord de l’Europe, dans toute l’Italie
enfin, on ne voit qu’usines, ateliers, métiers, marchés,
magasins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif
de l’or et par la fièvre d’avarice, flots pressés de marchands,
de spéculateurs ; du haut en bas de l’échelle sociale on
n’entend retentir que le bruit de l’argent ; on ne parle que
laines et cotons, machines, denrées coloniales ; sur les
places publiques sont en permanence des hommes armés de
longues-vues, de télescopes, pour guetter l’arrivée des
pigeons-voyageurs ou des navires aériens.
La France, ce pays de
l’indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la
compare à l’Italie moderne. Et c’est là que notre ministre des
chœurs a eu l’idée de m’envoyer pour trouver des chanteurs !
Éternité des préjugés ! Il faut que nous soyons, nous aussi,
étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce
point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l’oranger
fleurit encore, mais où l’art, mort depuis longtemps, n’a
pas même laissé un souvenir.
J’ai rempli ma mission
cependant, j’ai cherché des voix, et j’en ai trouvé en grand
nombre. Mais quelles organisations ! quelles idées ! Je ne
m’étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m’adressant à une
jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, d’être
douée d’un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter :
« Chanter ! Pourquoi ? Que me donnerez-vous ?
Pour combien de minutes ? C’est trop peu, je n’ai pas le
temps. » Si j’en déterminais d’autres moins avides à me
faire entendre quelques notes, c’étaient des voix souvent
puissantes et d’un timbre admirable, mais d’une inculture
inouïe ! Pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité.
Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi
bémol, j’ai, au retour du thème, modulé subitement en ré,
et, sans s’en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a
continué dans le ton primitif. Chez les hommes c’est bien pis ;
ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent
une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu’elle
se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible ;
ils s’y arrêtent, ils s’y complaisent, ils la soufflent, la
gonflent d’une abominable façon ; on croit entendre les cris
sinistres d’un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent
seulement l’exagération modérée de la méthode des artistes
chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C’est
pourtant de l’Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les
Rubini, Persiani, Tacchinardi, Cruvelli, Pasta, Tamburini, ces dieux
du chant orné ! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils,
s’ils revenaient au monde aujourd’hui ? Il faut voir une
représentation des choses qu’on appelle opéra en Italie,
pour croire à la possibilité d’une insulte pareille faite à
l’art et au bon sens. Les théâtres sont des marchés, des
rendez-vous d’affaires, où l’on parle tellement haut qu’il est
presque impossible d’entendre un son venu de la scène. (Les
anciens critiques prétendent qu’il en était ainsi au temps des
grands compositeurs et des grands virtuoses chantants qui firent la
gloire de l’Italie, mais je n’en crois rien. A coup sûr, des
artistes n’eussent pas supporté une telle ignominie.) Pour
distraire un peu ces marchands brutaux, après que leurs tripotages
de Bourse sont finis, on a eu l’aimable idée de placer des
billards au milieu du parterre, et ces messieurs jouent, avec de
grands cris à chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la
prima donna s’époumonnent sur l’avant-scène. Avant-hier, on
donnait à Palerme Il re Murate, espèce de pasticcio de vingt
auteurs, de vingt époques différentes ; après souper (car
chacun soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les
dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller fumer
et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, demandant instamment
qu’on enlevât les billards pour improviser un bal ; ce qui
fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des violons et des
trompettes, se mirent à sonner des valses dans le coin supérieur de
l’amphithéâtre, et les groupes de valseurs tourbillonnèrent au
parterre sans que la représentation fût en rien suspendue. Je crus
que je mourrais de rire en voyant de mes yeux cet incroyable
opéra-ballet.
En conséquence de ce mépris
profond des Italiens pour la musique, ils n’ont plus de
compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 et de 1820 par
exemple, ne sont connus que d’un très petit nombre de savants.
Ils ont donné la dénomination assez plaisante d’operatori
(opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour
quelques pièces d’argent, vont compiler, dans les bibliothèques,
les airs, duos, chœurs et morceaux d’ensemble de tous les maîtres,
de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des
personnages et aux paroles, qu’ils assemblent au moyen de soudures
grossièrement faites, pour former la musique des opéras. Ces
gens-là sont leurs compositeurs, ils n’en ont plus d’autres.
J’ai eu la curiosité de questionner un operatore pour
savoir, pertinemment et avec détails de quelle manière se
pratiquent leurs opérations, et voilà ce qu’il m’a
répondu : « Quand le directeur veut une partition
nouvelle, il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario
de la pièce et s’entendre avec eux sur les costumes qu’ils
auront à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale
pour les chanteurs, puisque c’est la seule qui attire un instant
sur eux l’attention du public le jour de la première
représentation. De là surgissaient autrefois des discussions
terribles entre les virtuoses chantants et les directeurs. (Les
auteurs ne sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet
de ces débats. On leur achète un libretto, comme on fait
d’un pâté qu’on est libre de manger ou de jeter aux chiens
après l’avoir payé.) Mais aujourd’hui les directeurs sont
devenus plus raisonnables, ils ne tiennent plus à la vérité des
costumes, ils ont senti qu’il ne fallait pas pour si peu
mécontenter les artistes, et leur tâche se borne maintenant à les
satisfaire tous à ce sujet, ce qui n’est pas aisé. On vient donc
seulement, en lisant le scénario, savoir quel genre de costume les
acteurs choisiront, et veiller à ce que deux d’entre eux n’aient
pas l’intention de revêtir le même, car de cette coïncidence
naissent souvent d’inexprimables fureurs ; et c’est alors
que la position de l’impresario devient embarrassante. Ainsi, pour
l’opéra nouveau Il re Murate, Cretionne, chargé du rôle
de Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous la
cuirasse de Pompée, un ancien général qui vécut plus de trois
cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d’un coup de canon à la
bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre operatore n’est
guère plus fort sur l’histoire ancienne que sur la musique.)
Mais justement Caponetti, qui
joue Murat, avait la même idée, et il n’y aurait jamais eu moyen
de les mettre d’accord, si Luciola, notre prima donna, n’avait
proposé le grand bonnet à poil d’ours avec un panache blanc pour
Napoléon, et le turban bleu avec une croix en diamants pour Murat.
Ces coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir
entre eux une assez notable différence pour leur permettre de porter
tous les deux la cuirasse romaine ; sans cela la pièce n’eût
pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes
terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors commence
pour l’operatore une tâche bien pénible, je vous assure,
et bien humiliante pour lui, s’il a quelque connaissance de la
musique et un peu d’amour-propre. Ces messieurs et ces dames
examinent l’étendue et le tissu des mélodies, et d’après cette
rapide inspection l’un dit : Je ne veux pas chanter en fa
ma phrase du trio, ce n’est pas assez brillant. Operatore !
tu me la transposeras en fa dièze. — Mais, monsieur, c’est
un trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primitif,
comment faire ? — Fais comme tu voudras, module avant et
après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, je veux chanter
ce thème en fa dièze. — Cette mélodie ne me plaît pas,
dit la prima donna, j’en veux une autre. — Signora, c’est le
thème du morceau d’ensemble, et toutes les parties de chant le
reprenant successivement après vous, il faut bien que vous daigniez
le chanter. — Comment, il faut ! impertinent ! Il
faut que tu m’en donnes un autre, et tout de suite ! Voilà ce
qu’il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas. — Hum !
hum ! Tromba ! tromba ! già ribomba la tromba,
crie la basse sur le ré supérieur. Ah ! ah ! mon
ré n’est pas si fort qu’à l’ordinaire depuis ma
dernière maladie, je dois le laisser revenir. Operatore !
tu auras à m’ôter toutes ces notes, je ne veux plus de ré
dans mes rôles jusqu’au mois de septembre ; tu mettras des do
et des si à la place. — Dis donc, Facchino, gronde le
baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une application de la
pointe de mon pied quelque part ? Je m’aperçois que tu
oublies mon mi bémol ! Il ne paraît qu’une vingtaine
de fois dans mon air ; fais-moi le plaisir d’ajouter au moins
deux mi bémols dans toutes les mesures ; je n’ai pas
envie de perdre ma réputation ! etc., etc. — Et pourtant,
continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis
passages dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière
qu’on m’a toute gâtée, je n’ai jamais rien trouvé de mieux !
Je regarde !... sa
musique... juge de mon étonnement en reconnaissant la belle
prière du Moïse de Rossini, que nous exécutons quelquefois
le soir au jardin d’Euphonia, avec un si majestueux effet. Le vieux
maître de Pesaro qui faisait si bon marché, dit-on, de ses
compositions, eût donné la preuve d’une rare philosophie ou
plutôt d’une bien coupable indifférence en matière d’art, s’il
eût pu prévoir sans indignation quel monstre grotesque l’une de
ses plus belles inspirations deviendrait un jour ! D’abord la
simple et vibrante modulation de sol mineur en si bémol
majeur, qui donne tant de splendeur au déploiement de la seconde
phrase, a été changée pour celle horriblement dure et sèche de
sol mineur en si naturel majeur ; puis, au lieu de
l’accompagnement de harpe de Rossini, ils ont imaginé de placer
une variation de flûte chargée de traits et de broderies ridicules,
et enfin, à la dernière reprise du thème en sol majeur, on
a jugé à propos de substituer... quoi ? Devine si tu peux et
dis-le si tu l’oses !… le refrain de l’air national
français : « Aux armes, citoyens ! »
accompagné d’une douzaine de tambours et de quatre grosses
caisses !!!
Il est prouvé que ce vieux
Rossini, à qui certes les idées ne faisaient pas faute, ne
négligeait pas, dans l’occasion, de s’emparer de celles
d’autrui, quand le hasard voulait qu’une mélodie heureuse fût
tombée en partage à un malotru ; il l’avouait même sans
façon, et se moquait encore de celui qu’il dépouillait. « E
troppo buono per questo coglione ! » disait-il, et il
faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon la nature de
l’idée du malotru. C’étaient autant de canons (sans calembour)
pris sur l’ennemi, avec lesquels, comme le grand empereur, il
érigeait sa colonne. Hélas ! aujourd’hui, la colonne est
brisée, et de ses fragments dont nous recueillons quelques-uns avec
tant de respect, les Italiens fabriquent des ustensiles de cuisine et
d’ignobles caricatures.
C’est donc ainsi que passent
certaines gloires, sur les peuples même qu’elles ont réchauffés
de leurs rayons les plus ardents ! Nous conservons, il est vrai,
nous autres Euphoniens, toutes celles que l’art a sérieusement
consacrées ; mais nous ne sommes pas le peuple, dans la haute
acception du mot ; nous formons même, il faut l’avouer, un
très-petit fragment de peuple perdu dans la masse des nations
civilisées. La gloire est un soleil qui illumine successivement
certains points de notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à
travers l’espace, parcourt un cercle d’une telle immensité, que
la science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude
l’époque de son retour aux lieux qu’il abandonne. Ainsi, pour
emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi en est-il
des grandes mers et de leurs mystérieuses évolutions. Si, comme il
est prouvé, les continents où s’agite à cette heure la triste
humanité furent jadis submergés, n’en faut-il pas conclure que
les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis
tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour
couverts d’une végétation florissante, servant de couche et
d’abri à des millions d’êtres vivants, peut-être même
intelligents ? Quand notre tour reviendra-t-il d’être de
nouveau le fond de l’abîme ?
Et le jour où cette
catastrophe immense s’accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance,
feux de génie ou d’amour, force ou beauté, qui ne soient éteints
et anéantis ?... Qu’importe tout ?…
Pardonne-moi, cher Shetland,
cette digression géologique et cet accès de philosophie
découragée... Je souffre, j’ai peur, j’attends, je rougis, mon
cœur bat, j’interroge de l’œil tous les points de l’espace ;
le ballon de la poste n’arrive pas, et celui d’hier ne m’a rien
apporté. Point de nouvelles de Mina ! que lui est-il arrivé ?
Est-elle malade ou morte, ou infidèle !… Je l’aime si
cruellement ! Nous souffrons tant, nous autres enfants de l’art
aux ailes de flamme ; nous, élevés sur son giron brûlant ;
nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur
et le cerveau pour y semer l’inspiration, cette âpre semence qui
doit les déchirer encore quand ses germes se développeront !...
Nous mourons tant de fois avant la dernière !... Shetland !
Shetland ! je l’aime !... je l’aime, comme tu
l’aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui
dont tu m’as fait la confidence ! Et pourtant, malgré la
grandeur et l’éclat de son talent, Mina m’apparaît souvent
comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je ? Elle préfère
le chant orné aux grands élans de l’âme ; elle échappe à
la rêverie ; elle entendit un jour à Paris ta première
symphonie d’un bout à l’autre sans verser une larme ; elle
trouve les adagios de Beethoven trop longs !...
Femelle d’homme !!!
Le jour où elle me l’avoua,
je sentis un glaçon aigu me traverser le cœur. Bien plus !
Danoise, née à Elseneur, elle possède une villa bâtie sur
l’ancien emplacement et avec les saints débris du château
d’Hamlet... et elle ne voit rien là d’extraordinaire... et
elle prononce le nom de Shakspeare sans émotion ; il n’est
pour elle qu’un poëte, comme tant d’autres... Elle rit,
elle rit, la malheureuse, des chansons d’Ophélia, qu’elle trouve
très-inconvenantes, rien de plus.
Femelle de singe !!!
Oh ! pardonne-moi, cher ;
oui, c’est infâme ! Mais malgré tout, je l’aime, je
l’aime ; et pour dire comme Othello, que j’imiterais si elle
me trompait : « Her jesses are my dearest heart
strings. » Meurent la gloire et l’art !... Elle
m’est tout... je l’aime....
Je crois la voir avec sa
démarche ondoyante, ses grands yeux scintillants, son air de
déesse ; j’entends sa voix d’Ariel, agile, argentine,
pénétrante... Il me semble être auprès d’elle ; je lui
parle… dans son dialecte scandinave : « Mina !
sare disiul dolle menos ? doer si men ? doer ? vare,
Mina, vare, vare ! » Puis, sa tête inclinée sur mon
épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous
parlons des premiers jours, et nous parlons de toi...
Elle est très-désireuse de te
connaître ; elle voudrait aller à Euphonia, pour cela
seulement. On lui a tant parlé de tes étonnantes compositions. Elle
se fait de toi un portrait assez étrange, et qui ne te ressemble
point, fort heureusement. Je me souviens de l’intérêt avec lequel
elle recueillait, avant mon départ de Paris, tous les échos de tes
récents triomphes. Je l’en plaisantai même un jour ; et
comme elle faisait à ce sujet une observation sur mon humeur
jalouse : « Moi jaloux de Shetland, répondis-je, oh non !
je ne crains rien ; il ne t’aimera jamais, celui-là ; il
a au cœur un trop puissant amour qu’il faudrait éteindre d’abord,
et c’est chose impossible. » Mina ferma les yeux et se tut...
l’instant d’après les rouvrant plus beaux : « C’est
moi qui ne l’aimerai jamais, dit-elle en m’embrassant. Quant à
lui, si je voulais, monsieur, je vous prouverais peut-être... »
Elle était si belle en ce moment que je me sentis heureux, je
l’avoue, malgré la constance à toute épreuve de mon ami
Shetland, de le savoir à trois cents lieues de nous, occupé de
trombones, de flûtes et de saxophones. Tu ne m’en voudras pas de
ma franchise ?...
Hélas ! Et je suis seul !
Et après tant de protestations, tant de serments de ne pas laisser
s’écouler huit jours sans m’écrire, pas une ligne de Mina ne
m’est parvenue !
Je vois descendre un autre
ballon de poste... je cours…………… Rien !…
Tu es presque heureux, toi !
Tu souffres, il est vrai, mais celle que tu aimes n’est plus !
Pas de jalousie ; tu n’espères ni ne crains ; tu es
libre et grand. Ton amour est frère de l’art ; il appelle
l’inspiration ; ta vie est la vie expansive ; tu
rayonnes. Je... Oh ! mais, ne parlons plus de nous ni d’elles.
Malédiction sur toutes les femmes belles… que nous n’avons pas !
Je vais essayer de reprendre
mon esquisse commencée des mœurs musicales de l’Italie. Il ne
s’agit ici ni de passion, ni d’imagination, ni de cœur, ni
d’âme, ni d’esprit : ce sont de plates réalités. Or donc,
je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, il y a devant la
scène une noire cavité remplie de malheureux soufflant et râclant,
aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâtre qu’à ce qui
se bourdonne dans les loges et au parterre, et n’ayant qu’une
idée, celle de gagner leur souper. La collection de ces pauvres
êtres constitue ce qu’on appelle l’orchestre, et voici comment
cet orchestre est en général composé : il y a deux premiers
et deux seconds violons ordinairement, très-rarement un alto et un
violoncelle, presque toujours deux ou trois contre-basses, et les
hommes qui en jouent, pour quelque monnaie qu’on leur donne à la
fin de la soirée, sont fort embarrassés quand il s’agit
d’exécuter un morceau où leurs trois cordes à vide ne peuvent
être employées ; en si naturel majeur, par exemple, où
les trois notes naturelles sol, ré, la, ne figurent
point. (Ils ont conservé les contre-basses à trois cordes accordées
en quintes...) Ce formidable bataillon d’instruments à cordes a
pour adversaires une douzaine de bugles à clefs, six trompettes à
pistons, six trombones à cylindres, deux ténors-tubas, deux
basses-tubas, trois ophicléides, un cor, trois petites flûtes,
trois petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes en
ut, trois clarinettes basses pour les airs gais, et
un buffet d’orgue pour jouer les airs de ballets. N’oublions
pas quatre grosses caisses, six tambours et deux tamtams. Il n’y a
plus ni hautbois, ni bassons, ni harpe, ni timbales, ni cymbales. Ces
instruments sont tombés dans l’oubli le plus profond. Et cela se
conçoit ; l’orchestre n’ayant pour but que de produire un
bruit capable de dominer de temps en temps les rumeurs de la salle,
les petites clarinettes et les petites flûtes ont des sons bien plus
perçants que ceux des hautbois ; les ophicléides et les tubas
sont bien préférables aux bassons, les tambours aux timbales, et
les tam-tams aux cymbales. Je ne vois même pas pourquoi on a
conservé le cor unique qu’on se plaît à faire écraser par les
autres instruments de cuivre ; il ne sert vraiment à rien ;
et les quatre misérables violons, et les trois contre-basses, on les
distingue à peine davantage. Cette singulière agglomération
d’instruments nécessite un travail spécial des operatori,
pour approprier aux exigences de l’orchestre moderne (phrase
consacrée) l’instrumentation des maîtres anciens qu’ils
opèrent, dépècent et accommmodent en olla podrida, selon le
procédé que je t’ai fait connaître en commençant. Et ces
opérations, bien entendu, sont faites d’une façon digne de tout
ce qui se manipule ici sous le nom de musique. Les parties de
hautbois sont confiées aux trompettes, celles de basson aux tubas,
celles de harpe aux petites flûtes, etc.
Les musiciens (les
musiciens !!!) exécutent à peu près ce qui est écrit, mais
sans nuance aucune ; le mezzo-forte est d’un usage
invariable et permanent. Le forte a lieu quand les grosses
caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano quand
ils se taisent : telles sont les nuances connues et observées.
Le chef d’orchestre a l’air d’un sourd conduisant des sourds ;
il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bois de son
pupitre, sans presser ni ralentir, qu’il s’agisse de retenir un
groupe qui s’emporte (il est vrai qu’on ne s’emporte jamais) ou
d’exciter un groupe qui s’endort ; il ne cède rien à
personne ; il va mécaniquement comme la tige d’un métronome ;
son bras monte et descend ; on le regarde si l’on veut, il n’y
tient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans les ouvertures,
les airs de danse et les chœurs ; car pour les airs et duos,
comme il est absolument impossible de prévoir les caprices
rhythmiques des chanteurs et de s’y conformer, les chefs
d’orchestre ont depuis longtemps renoncé à marquer une mesure
quelconque ; les musiciens ont alors la bride sur le cou ;
ils accompagnent d’instinct, comme ils peuvent, jusqu’à ce que
le gâchis devienne par trop formidable. Les chanteurs alors leur
font signe de s’arrêter, ce qu’ils s’empressent de faire, et
on n’accompagne plus du tout. Je ne suis en Italie que depuis peu,
et j’ai eu souvent déjà l’occasion d’admirer ce bel effet
d’orchestre.
Mais adieu pour ce soir, mon
ami, je me croyais plus fort ; la plume s’échappe de ma main.
Je brûle ; j’ai la fièvre. Mina ! Mina ! point de
lettres ! Que me font les Italiens et leur barbarie !...
Mina !... Je vois la lune pure se mirer dans l’Etna !...
Silence !... Mina !... loin... seul... Mina !..
Mina !.. Paris !...
(à suivre !)
Pour lire la seconde partie : cliquez ICI