LA FEMME AVANT LE DELUGE
Un
paysage
prêt
de
la
mer
Glaciale.
- Au
fond,
la
mer.
avec
des
glaçons
au bord
du
rivage.
- Des
sapins et
des
blocs
de
glace,
à
gauche.
- Au
premier
plan,
à
droite,
une
chaumière,
et
devant
la chaumière,
un
banc
de
mousse.
SCÈNE
PREMIERE
Au
lever
du
rideau,
on
entend
un
bruit
de
grelots,
à
gauche.
CHRISTIANA,
elle sort
vivement
de
la
chaumière,
à
droite.
Les
grelots
d'un
traîneau?...
(Regardant
au
fond,
vers
la
gauche
)
Le
traîneau
s'arrête
à
l'auberge
du
Renard
bleu
(Vivement.)
Serait-ce
sir
Evans?
(Désappointée.)
Non;
c'est
monsieur
Ramponeau,
avec
sa
nièce,
madame
de
Beaugençy.
SCÈNE
II
CHRISTIANA,
RAMPONEAU,
DIANE.
RAMPONEAU.
Eh!
oui,
mademoiselle
Christiana,
c'est
nous!
Notre
promenade
est
terminée.
Nous
venons
de
remiser
notre
traîneau
et
nos
coursiers...
deux
rennes
superbes.
à l'auberge du Renard bleu, et nous sommes disposés à faire le
plus grand honneur au dîner qui nous attend dans votre chaumière
hospitalière. Quand je pense que je vous ai vue toute petite. tenez,
pas plus haute que ça.(il fait un geste avec la main.) et que
maintenant vous voila bonne à marier. ça ne me rajeunit pas
CHRISTIANA.
Ah
! je me souviens très bien, M. Ramponeau, de vous avoir vu ici,
pendant que mon pauvre père vivait encore.
RAMPONEAU.
Le
pécheur Ivan Pétrowick? C'est lui qui m'a vendu ma cargaison
d'ivoire, à mon premier voyage dans votre Sibérie! Et comme il
était bon, franc, serviable, votre père, le pêcheur Ivan
Pétrowick.
DIANE.
Christiana
a hérite de toutes ses excellentes qualités, mon oncle; car c'est
avec une bonne grâce charmante qu'elle a mis, dès notre arrivée,
sa chaumière à notre disposition; et elle rend plus faciles, par
ses bons conseils, nos promenades dans les environs. (A Christiana.)
Sais-tu d'où nous venons, dans notre traîneau ?
CHRISTIANA.
Non,
Madame.
DIANE,
montrant le fond, à gauche.
De
là-bas, tout là-bas.
CHRISTIANA.
Des
îles d'ivoire?
DIANE.
Précisément.
Nous avons vu la Léna se diviser en plusieurs bras, pour se jeter
dans la mer Glaciale. C'est un spectacle superbe (A Ramponeau.) Aussi
dit-on, ici, les bouches de la Léna, comme on dit les bouches du
Nil, du Danube et du Bosphore.
RAMPONEAU.
Pourquoi
n'ajoutes-tu pas: les bouches du Rhône ?
DIANE,
riant.
Parce
qu'il y a trop de moustiques!
CHRISTIANA,
timidement.
Et
sir Evans, où l'avez-vous laissé ?
DIANE.
Nous
l'avons laissé un pied sur un glaçon du fleuve, et l'autre sur un
glaçon de la mer. Il nous rejoindra tout à l'heure.
RAMPONBAU.
Quant
à son professeur, le savant M. Fresquelly, il a les deux pieds sur
le même glaçon.
CHRISTIANA,
riant.
Mais
il va s'enrhumer!
DIANE.
Non
! Ces Messieurs, armés de pioches, fouillent les profondeurs des
rivages glacés de la mer, pour en dégager le Mammouth qu'ils ont eu
le bonheur de découvrir; et ils mettent tant d'ardeur à ce travail,
qu'ils ne s'aperçoivent ni du vent, ni du froid. Mais moi, qui n'ai
pas le feu sacré de la science, je ne serais pas fâchée de me
réconforter un peu. Et tu serais bien gentille, ma petite
Christiana, de me donner une tasse de lait, tout chaud.
RAMPONEAU.
Mais
ma nièce, il n'y a ici, ni vache, ni chèvre, ni brebis!
CHRISTIANA.
Il
y a de grands troupeaux de rennes, M. Ramponeau et je serai charmée
d'offrir à Madame le lait des nourrices sauvages de notre Sibérie.
Elle
entre dans la chaumière.
DIANE
, à Ramponeau.
Des
courses en traîneaux si rapides qu'on en perd la respiration... des
fourrures si épaisses qu'elles bravent le thermomètre. (Elle croise
son manteau de fourrure.) une terre unie et blanche, comme la nappe
d'un repas de cérémonie. une mer sur laquelle on marche. (Montrant
Christiana, qui sort de la chaumière, une tasse de lait à la main.)
des paysannes habillées comme des chanteuses d'opérettes. (Elle
regarde la tasse que lui offre Christiana.) et du lait crémeux,
comme du lait de brebis. (Elle prend la tasse) écumeux, comme du
lait d'ânesse. (Elle porte la tasse à ses lèvres et boit.)
savoureux comme du lait de chèvre. (Elle rend la tasse vide à
Christiana, qui la prend et entre dans la chaumière.) Mais la
Sibérie est un pays charmant! Et quand je pense que vous ne vouliez
pas me laisser partir avec vous! Vous me croyez donc incapable
d'affronter les fatigues, le danger?...
RAMPONEAU.
Pardon,
madame ma nièce, je crois une Parisienne capable de tout affronter.
surtout quand elle est veuve.
DIANE.
Comme
moi. A vrai dire, mon bon petit oncle, nous n'avons eu jusqu'ici rien
à affronter du tout, grâce à votre expérience, grâce au
confortable du Triton, le bateau à vapeur qui nous a conduits ici,
grâce enfin, au savoir du professeur Fresquelly.
RAMPONEAU.
Oui,
M. Fresquelly qui venait, avec sir Evans, son élève, explorer le
nord de la Sibérie, et que nous avons rencontré à Yakoust, au
moment où nous y arrivions Je me rendes à Yakoust,pour mon commerce
d'ivoire, nos deux savants y venaient, pour faire des explorations
géologiques: cela trouvé à merveille, et nous ne nous quittons
plus. Nous nous retrouvons chaque jour, à la table de l'aimable
Christiana... Tu sais que j'ai fait ma fortune en achetant des
défenses d'éléphants fossiles, que je revends en France. J'ai
reçu, cette année, deux commandes d'ivoire de Sibérie, de cent
mille francs chacune, l'une d'un fabricant de billes de billard de la
rue Popincourt. l'autre d'un fabricant de pianos du faubourg
Poissonnière. (Riant.) Les billes qui rouleront cet hiver sur les
billards parisiens, et les claviers des pianos qui accompagneront les
chanteurs à la mode, auront, ma chère nièce, cent mille ans
d'existence!...
DIANE
Comment,
le piano que j'ai acheté, rue Saint-Georges, payable en quatre ans,
à vingt-cinq francs par mois, a des touches fossiles ?
RAMPONEAU
Parfaitement.
DIANE
Je
tapote les dents d'un éléphant qui broutait l'herbe avant le déluge
?
RAMPONEAU
Et
ce vénérable pachyderme ne se doutait guère, pendant qu'il
dégustait les fougères de l'ancien monde, que tu jouerais un jour
les Cloches de Corneville sur ses vieilles quenottes... Ah! ça, mais
! dis-moi, tu n'es pas venue en Sibérie pour m'entendre faire une
conférence sur l'ivoire fossile ?
DIANE,
riant.
Certes,
non !
RAMPONEAU
Mais
enfin pourquoi as-tu voulu absolument m'accompagner en Sibérie ?. Tu
ne me feras pas accroire que ce soit pour veiller sur l'oncle
Ramponeau?
DIANE
Non!
un oncle qui a fait dix-huit fois le voyage de Paris aux îles
d'ivoire et des îles d'ivoire à Paris, c'est lui qui veille sur sa
nièce!...
RAMPONEAU.
Ah!
j'y suis! Les médecins ont mis à la mode les émanations des bois
de sapins. tu es venue respirer l'air des sapins du Nord.
DIANE.
Il
y a des sapins au bois de Boulogne, et l'air du bois de Boulogne
aurait été tout aussi agréable et moins cher à respirer.
RAMPONEAU.
Si
tu étais romanesque, je croirais que tu es partie pour contempler
les bords désolés de la Léna.
DIANE.
Mais
je ne suis pas romanesque.
RAMPONEAU.
Aurais-tu
l'intention d'écrire, pour la Revue des Deux Mondes, un
article sur le passé et l'avenir de la province de Yakoust?
DIANE,
riant.
Dieu
m'en préserve !
RAMPONEAU.
Voyons,
Diane, tu aimes le monde, le plaisir, la toilette, les boulevards de
Paris, et pourtant tu as absolument tenu à venir avec moi, dans ce
pays sauvage. Ce n'est pas nature!: il y a quelque chose là-dessous.
DIANE.
Eh
bien, mon oncle, je serai franche. Si j'ai voulu venir ici, où l'on
grelotte, ici, on l'on s'ennuie, ici on l'on manque de tout.
RAMPONEAU.
Eh
bien ?...
DIANE.
C'est
que mon cousin y venait.
RAMPONEAU.
Ton
cousin Ludovic, le lieutenant du Triton?
DIANE.
Lui-même...
Il m'aimait avant mon mariage.
RAMPONEAU.
Je
le sais parbleu bien! Il sortait de l'école de Brest, avec le grade
d'enseigne de vaisseau. Il me demanda ta main. Mais il était sans
fortune, et je dus lui préférer M. de Beaugençy, qui était
banquier et millionnaire.
DIANE.
Oui
seulement, je n'aimais pas M. de Beaugençy, et je pleurai beaucoup,
quand je dus me résigner à accepter sa main. Quant à Ludovic, le
jour même de mon mariage, il partit, comme enseigne, à bord d'un
aviso.
RAMPONEAU.
Et
penser que juste trois semaines après le départ de Ludovic, tu
étais veuve, et que, de son coté, Ludovic héritait de quarante
mille livres de rentes, et passait, comme lieutenant, à bord du
Triton
!... Ah! si on pouvait deviner !...
DIANE
Mais
on ne peut pas deviner
RAMPONEAU.
De
façon que vous voilà, toi, jeune veuve, et lui garçon à marier.
Mais ce qui ne s'est pas fait il y a un an, peut se faire
aujourd'hui. Que Ludovic me redemande ta main, et cette fois, je ne
la refuserai pas, je t'en réponds.
DIANE
Il
y a une petite difficulté, mon oncle: c'est que Ludovic ne vous
redemandera pas ma main.
RAMPONEAU.
Et
pourquoi cela, ma nièce ?
DIANE
Parce
qu'il ne m'aime plus.
RAMPONEAU.
Allons
donc! Il t'aime plus que jamais: c'est facile à voir.
DIANE
Non;
il est facile devoir qu'il n'est plus le même envers moi, depuis mon
mariage.
RAMPONEAU.
Oui,
mais depuis ton veuvage ?
DIANE
C'est
pire encore.
RAMPONEAU
Comment?
Chaque jour il se montre plus empressé auprès de toi.
DIANE
Trop
empressé, mon oncle.
RAMPONEAU
Je
ne comprends pas.
DIANE
Vous
allez comprendre. Quand j'étais jeune fille, tout, dans les allures
et dans les paroles de mon cousin, me disait qu'il désirant faire de
moi sa femme. Il ne me parlait pas d'amour mais sa tendresse perçait
à travers son respect. Un regard timide, un serrement de main rapide
et tremblant, une fleur donnée avec hésitation, un soupir à demi
étouffé, ce n'était rien en apparence, mais au fond c'était
l'aveu de son cœur. Maintenant, Ludovic fixe hardiment ses yeux sur
les miens; il m'adresse des déclarations a brûle-pourpoint, sans le
moindre embarras; et s'il me présente une fleur, c'est comme s'il
m'ocrait. un petit pâté. Il m'aime peut-être encore, mais il
m'aime tout autrement
RAMPONEAU.
Ah!
DIANE
Ses
manières cavalières frisent l'impertinence, et cette nouvelle façon
de me faire la cour, me révolte, autant que son respectueux amour me
touchait autrefois!... Il est sans doute fort empressé auprès de
moi; et, même (Baissant les yeux.) fort entreprenant, mais quant à
m'épouser, il n'en parle jamais.
RAMPONEAU.
Quelle
peut être la cause d'un pareil changement dans ses manières?
(Apercevant Ludovic, qui entre par la droite.) Mais, le voilà, ton
chenapan de Ludovic !
DIANE,
serrant la main de Ramponeau.
Alors,
plus un mot !
A suivre!