Pierre
Mac Orlan est connu pour des textes relevant de la
science-fiction et du fantastique aux côtés d'une vaste production
(avec le célèbre Le
Quai des brumes)
où se mêlent romans d'aventures, contes humoristiques, chansons,
essais, mémoires, reportages, etc.
Vers
1910 (sans doute 1912) paru le volume Contes
de la pipe en terre
( éditions Librairie Ambert ) contenant « Les plaisirs de la
campagne. Souvenirs de 2912 ». Le texte fut réédité au
moins deux reprises: dans Le
Journal Amusant
(en 1928) et dans le Bulletin
des Amateurs d'Anticipation Ancienne et de Littérature Fantastique
n° 2 et 2 bis ( en 2000 ).
LES
PLAISIRS
DE
LA
CAMPAGNE
SOUVENIRS
DE
2912
Nous
n'étions
plus
très
jeunes,
Garwell,
Flint
et
moi.
Mais
l'orgueil
de
notre
vieillesse
et
sa
joie
légitime
étaient
de
nous
réunir
plusieurs
fois
par
semaine
pour
deviser
des
choses
du
passé,
ce
passé
de
notre
adolescence
où
tout
semblait
merveilleux.
L'almanach
électrique
suspendu
dans
le
studio
de
Garwell
annonçait
la
date
du
7
novembre
2950.
Cela
ne
nous
rajeunissait
pas,
car
Garwell
était
né
en
2895,
Flint
en
2897
et
moi
en
2899.
Nous
nous
suivions
de
près,
et
c'est
pourquoi
nous
nous
aimions
comme
de
vrais
camarades.
Ce
soir-là,
donc,
un
peu
d'amertume
se
mêlait
à
nos
discussions
sur
les
progrès
incessants
de
la
civilisation.
Flint
soutenait
que
l'on
ne
pouvait
pas
vivre
sous
l'eau
sans
le
secours
d'appareils,
ni
plonger
dans
les
grandes
profondeurs
sans
craindre
les
vexations
de
la
pesanteur.
Pourtant,
des
hommes
se
promenaient,
sur
le
fond
de
la
mer
avec
une
aisance
de
langouste,
et
Garwell,
avec
un
soupir,
fut
obligé
de
convenir
que
Flint
radotait,
comme
tous
ces
vieux
bonshommes
qui
nient
l'évidence
même.
De
là
à
se
vautrer
dans
les
souvenirs
de
jeunesse,
il
n'y
eut
qu'un
pas.
—
Cornebleu
!
jura
Garwell,
ces
inventions
nouvelles,
où
cela
mène-t-il,
triple-dieu
!
Jadis,
on
ne
jouait
pas
au
poisson
;
il
nous
restait
encore
quelques
mystères
dans
un
coin
de
la
pensée.
Maintenant,
il
n'y
a
même
plus
un
lambeau
de
campagne
digne
de
ce
nom.
«
Je
me
souviens
des
parties
fines
d'autrefois
avec
ma
petite
amie,
à
cette
époque
savait
s'amuser
en
ce
temps-là.
Pas
de
Minnie
Dropp.
Ah
!
mille
diables
!
qu'on
plaisirs
compliqués,
non
;
pas
de
promenades
au
fond
de
l'eau
ou
au
centre
de
la
terre,
mais
la
bonne
et
saine
campagne
:
la
Nature
tout
simplement,
la
Nature
toute
nue,
telle
qu'elle
était
alors,
avant
le
progrès,
bien
entendu.
«
Je
me
souviens
d'une
excursion
que
nous
fîmes
en
Picardie,
Minnie
et
moi.
C'était
en
quelque
sorte
un
voyage
de
noces
et
puis
une
occasion
de
respirer
un
peu
cet
air
pur
qui,
alors,
n'était
pas
fabriqué
par
les
usines
intermondiales.
Nous
prîmes
le
tube
pneumatique,
à
la
bonne
franquette,
et
ça
valait
bien,
à
mon
avis,
vos
odieux
transports
instantanés
par
les
ondes
électriques.
En
vingt
minutes,
Minnie
et
moi
fûmes
introduits
dans
le
tube
et
poussés
jusqu'en
Picardie,
mon
pays
natal.
Un
peu
fripés
par
le
voyage,
nous
nous
secouâmes
le
long
d'un
champ
pavé
en
bois,
et
qui
avait
été
aménagé
pour
permettre
aux
chevaux
de
labour
de
porter
des
sabots
à
roulettes.
Dieu,
que
c'était
beau
!
A
droite
et
à
gauche,
des
arbres
fruitiers
rangés
au
cordeau
et;
des
champs
de
salades,
de
choux
et
d'oseille
à
perte
de
vue.
Maintenant,
il
n'y
a
plus
de
champs
de
salades,
de
choux
et
d'oseille,
nous
avons
de
la
salade
chimique,
des
choux
chimiques
et
de
l'oseille
chimique.
C'est
le
progrès,
n'est-ce
pas.
De
vrais
moutons
mille
pattes
— un
croisement
curieux
donnant
une
moyenne
de
60
gigots
par
tête
— broutaient
çà
et
là
des
herbes
cuites
;
une
eau
stérilisée
gazouillait
dans
un
ravin
en
zinc.
Minnie,
grisée
par
l'oeuvre
du
Créateur,
frappait
dans
ses
mains
et
sautait
comme
une
enfant.
Heureux
temps
!
«
Oui,
mes
camarades,
nous
savions
nous
amuser,
et
la
campagne
n'était
pas
une
fiction.
Elle
offrait
des
distractions
qui
reposaient
l'esprit
du
tumulte
des
villes.
C'est
ainsi
qu'en
traversant
une
plantation
de
jeunes
poteaux
télégraphiques,
nous
nous
trouvâmes
devant
un
parc
d'attractions
:
le
Luna-Picardic-Magic-Etablissement.
— «
Allons-y
!
»
demanda
Minnie.
Nous
entrâmes
et,
Dieu
!
ce
que
nous
vîmes
de
choses
rares
!
Il y
avait
de
tout,
tout
ce
qu'on
peut
rêver
à
la
campagne.
«
Dans
un
clos
entouré
de
ronces
métalliques,
moyennant
10
francs,
les
dames
éprises
d'émotions
fortes
pouvaient
se
faire
poursuivre
par
une
vraie
vache.
Il
fallait
les
entendre
crier
!
Plus loin,
moyennant
20
francs,
on
mettait
à
votre
disposition
un
mètre
carré
de
gazon
et
là,
pendant
une
demi-heure,
on
pouvait
se
rouler
sur
l'herbe,
de
droite
à
gauche
et
de
gauche
à
droite.
Encore
avec
un
supplément
de
40
francs,
on
entendait
dans
un
phonographe
pépier
de
vrais
oiseaux
qui
vivaient
vers
1910.
C'était
vraiment
intéressant.
Plus
loin,
toujours
plus
loin,
avec
50
francs
seulement,
on
pouvait
entrer
sous
une
cloche
de
verre
et
s'asseoir
sur
un
vrai
nid
de
fourmis.
Minnie
fut
enthousiasmée.
Cette
promenade
resta
toujours
gravée
dans
sa
mémoire
et
la
petite
y
pensait
encore
quelques
jours
avant
de
mourir.
Oui,
je
le
répète,
c'était
le
bon
temps,
conclut
tristement
Garwell.
Les
hommes
de
ma
génération
n'allaient
pas
chercher
midi
à
quatorze
heures,
ils
vivaient
simplement,
et
tout
allait
pour
le
mieux.»
Nous
hochâmes
la
tête
et
attendîmes
qu'une
onde
électrique
qui
desservait
notre
quartier
nous
transportât
dans
notre
lit.
Pierre
Mac Orlan, in Le Journal Amusant, n° 493, 21 octobre 1928
Image : Portrait de Pierre Mac Orlan