Le Journal de Toto est surtout connu des amateurs de bande dessinée ancienne mais il contenait aussi de nombreux contes, nouvelles ou romans en feuilleton. H. de Bruguière signa une série de contes dans le périodique Le Journal de Toto sous le titre génériques Les Aventures d'un automate. Voici le premier d'entre eux paru dans le n° 3 daté du 25 mars 1937.
Un extraordinaire mendiant
Le savant Kokoupof avait possédé une fort jolie fortune, mais s'était ruiné dans ses recherches et ses essais pour la construction d'un automate, qui était, aujourd’hui, parfaitement au point, ressemblant à s’y méprendre à un homme et qu'il manœuvrait au moyen d’appareils émettant des ondes, appareils cachés dans une serviette portative.
Son ami Ragouski était encore moins argenté que lui.
Ce matin-là, les deux hommes se trouvaient fort en peine. Ils n’avaient pas même de quoi parer aux dépenses du déjeuner. Ragouski, en arrivant chez son ami, déclara :-
J'ai cherché toute la journée d’hier des subsides. Je n’ai pas trouvé un sou ; mais j’ai trouvé un nom pour ton automate.
- Ce n'est pas ce qui nous engraissera beaucoup. Dis toujours.
- Il faut l’appeler Manitou.
- Manitou ! Manitou ! Pourquoi Manitou?
— Parce qu’on pourra lui faire,faire toutes sortes de besognes. Ce sera notre grand manitou.
- Oui, il est grand temps de nous, enrichir par Manitou, puisque Manitou il y a, après avoir été ruiné par lui. En attendant, je vais tâcher d'emprunter quelque argent à un ami. Il est dix heures je serai de retour à midi. Reviens déjeuner avec nous... à la fortune du pot.
Michel, le fils du savant Kokoupof,avait entendu la conversation entre son père et Ragouski. Michel était un gamin d'une douzaine d'années, à l'esprit éveillé. Il s’en fallait que Kokoupof, distrait et le cerveau toujours absorbé par quelque idée fixe, lui eut donné une bonne éducation. Michel se présentait sans souci d’étiquette, les cheveux ébouriffés, les vêtements déchirés et rempli de taches. En revanche, il montrait une intelligence précoce et savait infiniment de choses, si bien que son père l'avait admis comme aide dans la construction de Manitou.
En apprenant la détresse financière de la maison, l’enfant conçut une idée; et, dès qu'il fut seul, la mit aussitôt à exécution. Il était tout aussi défendu à Michel de toucher à l'automate qu'à la femme de Barbe-Bleue d’entrer dans le cabinet secret. Mais, tout comme la femme de Barbe-Bleue, Michel était curieux et désobéissant.
Kokoupof parti, il ouvrit le placard dans lequel était remisé Manitou et enveloppa la tête du mannequin de linges, aussi bien que l'eut fait une infirmière. Puis, avisant un grand carton, il écrivit dessus en grosses lettres:
« Ayez pitié d’un pauvre sourd et muet. »
Il accrocha le carton sur la poitrine de Manitou et, comme il savait se servir à peu prés de lu fameuse serviette contenant l'appareil dont les rayons manœuvraient le mannequin, il fit sortir celui-ci devant lui. Dehors, à quelque cent mètres de la maison, se trouvait un banc. Michel parvint sans mal à y faire asseoir Manitou, la tte couverte de ses linges, sa pancarte bien-visible et son chapeau tendu à la main. .
Derrière un arbre, le gamin attendit. Les passants ne paraissaient pas trop généreux ce matin-là. Ils marchaient très vite en arrivant à la hauteur du faux mendiant, ne jetant même pus un regard en coulisse vers lui. Cependant un myope s’arrêta pour lire : « Ayez, pitié d’un pauvre sourd-muet. » Mais, comme il ne mettait pas, pour si peu, la main au gousset.
Michel eut l’idée d’une farce. Il envoya à Manitou les rayons nécessaires pour faire marcher le phonographe contenu dans sa poitrine. Et, tout à coup, au nez du myope, le pseudo sourd-muet clama — disque militaire qu’avait placé Kokoupof pour une expérience :
- Garde à vous ! Fixe !
- C’est un fou ! s’écria le myope en s'enfuyant à toutes jambes.
Peu après, deux jeunes filles mirent leur obole dans le chapeau, puis un bossu, puis, successivement, trois messieurs.
- Le bon exemple est contagieux, observa Michel.
Survint une vieille dame apitoyée.
- Vous avez faim, mon pauvre ami? demanda-t-elle à Manitou, comme s’il pouvait l'entendre. Venez avec moi chez le boulanger.
Puis elle se ravisa :
- C’est vrai, vous êtes sourd-muet...
Elle tenta alors d’une mimique désordonnée, montrant, à plusieurs reprises, la boutique du boulanger-pâtissier voisin. Michel, à défaut de Manitou, comprit et fit le nécessaire pour que l’automate se levât, et suivît la vieille dame. Tous deux entrèrent chez le boulanger.
- Donnez un pain à ce malheureux ! commanda la charitable personne.
Mais .Manitou, actionné par Michel, resté devant la porte, mit la main sur une tarte à la crème.
- Eh bien I ne vous gênez pas, s’exclama la vieille daine. Reposez tout de suite ce gâteau.
- Non, par exemple, intervint la boulangère. Un gâteau touché par les mains sales d’un mendiant, je n’en veux plus. ,
Mais la vieille dame était véritablement bonne et, regrettant son premier mouvement d'humeur, elle déclara :
- Evidemment, ce pauvre homme peut bien avoir envie d'un gâteau, laissez-le-lui.
Elle paya et disparut. Ce fut une excellente affaire pour Michel qui .dévora la tarte à la crème tandis que Manitou reprenait sa place sur le banc.
Une heure après, le gamin avait déjà récolté douze francs dans le chapeau do l’automate :
- De quoi acheter du jambon pour le déjeuner, pensa l’enfant.
A ce moment parurent trois personnes, un homme et deux dames, qui s'arrêtèrent devant Manitou.
- Oh ! Oh I voilà un individu qui me parait être à bout de privations, dit l'homme qui était médecin. Il ne fuit pas le plus léger mouvement et on dirait même qu'il ne respire plus.
Michel, de sa serviette, manœuvra l'automate qui remua les bras.
- Je crois que maintenant il commence une crise d"épilepsie, déclara le docteur. Il sera mieux à mon hôpital qu'ici. Je vais rester avec lui, pendant que vous allez téléphoner pour demander tout de suite une voilure d'ambulance.
Une des deux dames se précipita. Le docteur avait pris le bras de Manitou.
- Extraordinaire ! disait-il. Extraordinaire !
Du coup, Michel prit peur et, au lieu de manœuvrer Manitou de façon à le dégager, courut à la maison, à la recherche de son père. Celui-ci venait de rentrer. L’enfant, aussi essoufflé qu'inquiet, s'écria dès le seuil :
- J’ai trouvé douze francs pour le déjeuner ; mais Manitou est à I'hôpital.
- Manitou est à l'hôpital ? interrogea le savant, stupéfait.
L'enfant confessa sa faute et les fâcheux résultats qu'elle avait eut.
- Malheureux! hurla Kokoupof en allongeant une maîtresse gifle à son rejeton.
Il se précipita au dehors et arriva au lieu désigné par Michel au moment où, dans un grand rassemblement de badauds, Manitou était hissé dans une voiture, d'ambulance. Quatre fort gaillards avaient grand mal à terminer l'opération.
- Il serait en plomb quo cela ne m'étonnerait pas, dit l’un d'eux.
- Ce bonhomme est un phénomène, s’exclamait le médecin. Il faut tout de suite que j'aille même à l'hôpital pour l'étudier à fond.
Et, à l'infirmière qui se trouvait à l’intérieur de la voiture, il commanda :
- Faites-lui respirer des sels,. Il est évanoui.
Une sueur froide glaça le dos de Kokoupof. Il ne lui restait plus qu'à suivre l'ambulance jusqu'à l'hôpital. Il héla un taxi.
- Ne perdez pas de l'œil cette voiture, ordonna-t-il au chauffeur.
Tout alla bien jusqu'à une centaine de mètres de l'hôpital, où l’inexorable bâton blanc d’un agent arrêta, le taxi. Furieux, Kokoupof faillit hurler des imprécations à l'adresse du représentant de l'autorité ; ce qui n'eût pas arrangé les choses. Il se contint heureusement et arriva à hôpital au moment où Manitou, déjà saisi par des mains vigoureuses d’infirmiers était placé sur un lit où il. allait être déshabillé.
Kokoupof ayant sauté de voiture, se rua dans l'hôpital, courant de toute la vitesse de ses jambes si hurlant :
- Où avez-vous mis le nouvel arrivant ? Où est-il ? Ou est-il ?
- Qu'est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Un peu moins de bruit. Il y a ici des malades, criaient des voix, devant de*s portes qui s'étaient ouvertes précipitamment.
Mais le savant russe n’écoutait rien.
Il galopait dans les couloirs et dans les salles, bousculant les gens qu’il rencontrait. Affolé, il continuait à glapir :
- Où est-il ? Où est-il ? Enfin, il atteignit la salle où plusieurs personnes entouraient le lit de Manitou. Son irruption intempestive amena ces gens à se retourner, tandis que tous les malades de la pièce se dressaient sur leur séant.
- Attendez ! Attendez ! ne touchez pas à mon fils I commanda d’une voix tragique Kokoupof.
Essoufflé par .sa course, tremblant à la peur de perdre le secret de son automate, le savant se trompa dans le maniement de sa serviette, et l’on entendit Manitou glapir les paroles du disque qu’il avait dans la poitrine : « Garde à vous ! Fixe ! »
La stupeur générale n'était pas calmée que l’automate s’était relevé et, comme Kokoupof dansait de joie, il fit aussi danser Manitou.
- Attention, ce sont des fous ! cria-t-on.
Mais ces fous rejoignirent en vitesse, sans pouvoir être rattrapés, le taxi qui attendait à la porte. La course coûta en tout les 12 francs qu'avait ramassés Michel, et Kokoupof n'ayant pu trouver d’autre argent ce matin-là, il se passa de déjeuner ainsi que son fils et Ragouski qui n'en pouvait mais.