Nous
sommes en l'an 3000. Il a dû se passer, pendant notre absence, des
événements ayant modifié dans un sens inattendu la physionomie du
vieux globe. Le progrès industriel, notamment, après
une période de développement inouï, semble, du moins sur notre
continent, s'être
arrêté de lui-même comme si, parvenu a son extrême limite, il
n'avait plus eu ensuite qu'à disparaître.
Quoi qu'il en soit,
au XXXe
siècle de notre ère où nous abordons, un Patagon Olakalouf chargé
de mission par son gouvernement vient explorer le pays où nous
vivons actuellement et,
c'est,
à défaut de son rapport officiel beaucoup trop savant et
hérissé d'observations botaniques et entomologiques qui
risqueraient de rebuter, un extrait d'une lettre particulière
adressée de loin par le voyageur à
l'un de ses proches que nous avons choisi de reproduire, espérant
que son tour familier ne paraîtra point trop rébarbatif à notre
lecteur.
Pahris,
le ... juin 3026.
« Les
Pahrisiens
sont
des êtres fins, affectifs et
totalement dépourvus de méchanceté, habitant au bord de la rivière
Sheine, dont le nom signifie « la tranquille » et qui
mérite son nom. Pas de fleuve plus long, plus calme et plus
languissant, et
pas de fleuve,
non plus, mieux approprié au caractère des riverains. Ceux-ci sont
lents et paresseux. Ils appartiennent de toute évidence à une race
incorrigible de promeneurs et ,
comme
ils disent dans leur langue si harmonieuse ne possédant
malheureusement
pas de littérature écrite, de « badauds ».
Ils
sont polis, aimables et doués d'un caractère vif et charmant qui
les porte à la sociabilité. Ils passent leur temps à rien faire, à
se réunir pour échanger des futilités ou célébrer des cérémonies
religieuses, dont les rites puisent, disent-ils, dans le passé de
leur race leur origine et leur sens caché. C'est ainsi que leur jeu
principal, auquel grands et petits se livrent avec une véritable
frénésie et qu'ils appellent du nom singulier de danse de « l'oto »
se rapporterait à des événements de leur histoire aujourd'hui
perdus, mais dont ils ont conservé par voie de tradition un souvenir
fort et singulier.
Voici
comment ils pratiquent cette danse : L'un. D'eux, représentant
l'« oto »,
qui doit être quelque animal dont ses ancêtres eurent jadis à
souffrir, fonce en poussant un long cri sur les autres, qui sautent
de droite et de gauche comme s'ils cherchaient à éviter son
atteinte. Bientôt, gagnés par l'excitation que fait toujours naître
en eux ce rappel de leur passé, tous sautent ou foncent, les uns
figurant l'« oto » les
autres ses victimes, tous poussant, des clameurs et faisant le plus
de vacarme qu'il leur est possible.
A
propos de cette danse, les plus anciens parmi les Pahrisiens
prétendent que leur pays fut, à une certaine époque, le théâtre
d'une invasion de ces bêtes féroces, qui se propagèrent avec une
rapidité effrayante. Elles couraient çà
et là avec une vitesse folle, renversant les piétons sur leur
passage, et produisant par l'orifice de leur trompe de longs
beuglements qui répandaient partout la terreur. La nuit, leurs yeux
phosphorescents dont le feu éclairait au loin les ténèbres
épouvantaient les campagnes que remplissaient d'horreur leurs
clameurs infiniment répétées. Bientôt, les « otos »
devinrent si nombreux et se multiplièrent à tel point que leur
propre circulation se trouva embarrassée par leur quantité même.
On ne voyait partout qu'« otos » grands et petits,
rongeant leur frein et grelottant de fureur en émettant une sorte de
ronchonnement menaçant, arrêtés les uns contre les autres et ne
trouvant pas le moyen de se dégager mutuellement. En vain des hommes
courageux, dont les Pahrisiens ont conservé le souvenir sous le nom
« Hagens »
tentèrent de mettre au service de la fureur aveugle des envahisseurs
leur intelligence pourtant relative. En procédant comme font les
femmes de chez nous lorsqu'elles cherchent le bout du fil qui leur
permettra, de débrouiller ensuite tout l'écheveau, ils faisaient
avancer l'un, reculer l'autre, et le troupeau bondissant pouvait
s'échapper par l'ouverture ainsi pratiquée.
Bientôt,
pourtant, il y en eut trop, et les « Hagens » M eux-mêmes
perdirent courage. Alors, il arriva ce qui devait se produire
fatalement. Un
soir, une « oto » s'arrêta « pile » dans le
flanc
d'une autre « oto »
qu'elle n'avait pas vue venir, et qu'elle eût renversée en
s'endommageant elle-même, si elle ne se fût
arrêtée à temps. Avant qu'elle n'ait réussi à se dégager en
reculant,,
une file
de vingt autres « otos »
s'étaient arrêtées derrière elle, rendant impossible son
mouvement.
Chacune de ces vingt autres en immobilisa vingt autres, qui en firent
autant
à vingt autres «autres». Au petit, jour, les Pahrisiens
étonnés
virent un océan figé d'où s'échappaient
maints hurlements,
mais d'où, par contre, aucune « oto »
ne devait plus parvenir à se retirer. Les hurlements se firent
entendre pendant plusieurs jours, puis ils diminuèrent et enfin
se turent.
Voilà
comment s'éteignit la puissance des « otos », monstres
qui menacèrent un instant l'existence même des humains,qu'ils
seraient parvenus à supplanter sur la terre
de leurs ancêtres
s'ils n'avaient
fini, à
force de stupidité, par se détruire eux-mêmes. Les Pahrisiens
montrent
dans leur Muséum d'histoire naturelle,
une « oto »
reconstituée au moyen des ossements que l'on
trouve en grande abondance à fleur
de leur sol, et
même quelquefois
répandus à sa surface. Je vais faire la description de cet animal
préhistorique : Le capot se dresse verticalement
à l'arrière,
tandis que le marchepied, placé à avant,
remplit l'office,
indispensable pour des animaux se déplaçant à de telles vitesses,
de pare-brise. Le moteur est
placé
dans la
caisse à
outils ; les ailes, soigneusement repliées lorsque l'animal
était au repos, sont roulées à l'intérieur
du carter.
Sur le capot, on
lit en caractères cunéiiformes
le mot « Hispano »
et
sur le châssis le mot « Citroën ».
Cette
admirable reconstitution,
d'une exactitude dont la rigueur scientifique ne laisse subsister
aucun doute, fait le plus grand honneur à l'état de la
paléontologie chez les Pahrisiens... »
Pour
copie anticipée,
MARCEL
ASTRUC.
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