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mardi 15 septembre 2020

Paul Villa, Une page d’histoire (1889)

Faire l'histoire du passé, c'est dépassé! Vive l'histoire du futur. C'est en tout cas le projet de Paul Villa dans ce petit texte paru en 1889. De nombreux thèmes et fantasmes de l'époque traversent le texte : le progrès technique dans les domaines des transports et des communications, la tour Eiffel (qui vient d'être terminée), le péril jaune, le métissage (les thèses racialistes sont à la mode et le texte est clairement raciste), l'utopie d'un monde sans guerre (quelques années après celle de 1870 et peu avant celle de 1914-1918).

UNE PAGE D'HISTOIRE

Après la poésie, l’histoire est certainement l’expression la plus élevée et la plus noble de la pensée humaine.

Seulement comme tous les hommes sont paresseux, ils ont tous, plus ou moins bien, écrit l’histoire d’hier, ce qui n’est pas malin ; ce rôle de phonographe ne me convient pas, aussi je veux simplement écrire une page de l’histoire de demain, ce qui me semble beaucoup plus palpitant. Il est bien entendu que je ne donne ici qu'un scénario, qu’une fresque enlevée à grands coups de brosse : aux patients, aux laborieux à fignoler mon travail, à eux d’entourer le bronze sévère de festons et d’astragales d’or finement ciselés.

Je commence :


1900. L’Europe, les deux Amériques et l’Australie sont couvertes de chemins de fer, Panama est percé et le canal sous-marin qui relie les Batignolles à Trafalgar-Square fonctionne régulièrement, ce qui est très commode pour les pickpockets; l’Europe est heureuse et Paris plus que jamais l’auberge du monde.


1920. L’Asie est couverte de chemins de fer, la Chine à elle seule en possède pour 47 milliards. Le fameux train pneumatico-télescopique par tube vient d’être inauguré entre Paris et Pékin : le monde entier est heureux.


1930. L’anniversaire des trois glorieuses. Hélas ! que les temps sont changés à 100 ans de date. Une horde de six millions de Chinois, armés jusqu aux dents s’est jetée à l’improviste sur la vieille Europe par les grandes lignes ferrées des Indes, de l’Euphrate, de la Sibérie, de la Caspienne.

Russes, Allemands, Français, Anglais ont été massacrés et ce qui reste de survivants traîne une vie misérable sur le sol dévasté de la patrie, tandis que les fils du Céleste, gras et gros, se prélassent à la place des Rothschild et autres juifs qu’ils ont exterminés jusqu’au dernier.

Les Italiens seuls n’ont pas trop eu à souffrir, grâce à leurs talents variés et ils gagnent encore leur pain en cirant les bottes des mandarins à trois queues.


1948. Encore un anniversaire célèbre, l’aube des jours mémorables se lève, le vieux sang gaulois uni a tant coulé depuis la conquête des Jaunes, bouillonne et fermente de nouveau, c’est lui qui vivifie la terre et soulève les pavés aux heures suprêmes.

Cependant les conquérants sont calmes, la direction des ballons est trouvée, les lignes internationales aériennes sillonnent les deux hémisphères, les isthmes sont inutiles et les 32 milliards de chemins de la France, devenant improductifs et superflus, sont adjugés pour 11.591 fr. 17 centimes à l’hôtel Drouot.


1953. Les temps marchent vite, les événements vont se précipiter et cependant personne ne s’en doute.

Nous sommes le 17 mai, à minuit, l’heure grave, un inventeur célèbre de la rue Mouffetard vient de découvrir une poudre dont une simple pincée fait sauter 9 départements, il en a chargé secrètement une flottille de ballons, c’est fait, il part, il est arrivé, crac, il lâche tout sur la Chine, de ses 400 millions d’habitants, 200 millions périssent sur le coup, le Céleste-Empire est écrabouillé, les Chinois volent au secours de leurs frères ; l’Europe respire, elle est délivrée : il y a encore de beaux jours pour la France !


L’an 2000 ! Saluez. Il n’y a plus d’Allemands, plus de canons, plus de guerre, tous les peuples sont frères et ne vivent que pour faire du commerce.

Que dis-je, des trois races, la blanche en Europe, la jaune en Asie, la noire en Afrique, il ne reste plus rien, les races elles-mêmes ont disparues, grâce aux mariages, aux métissages et il ne reste plus que deux races sur le globe : la race café au lait qui résulte des unions de l’Europe avec l’Asie et la race chocolat qui est le produit des différents peuples avec les nègres : le monde de nouveau est heureux et à la grande exposition universelle de Paris, qui couvre une superficie de 45 lieues de terrain autour de la capitale, par un système de coulisses et de relonges fort ingénieux, un mécanicien vient de pousser la tour Eiffel à 600 mètres.

2010. Nous sommes le 14 juillet, la terre est trop petite, on organise, grâce à l’air comprimé, une série de ballons de plaisir pour la lune ! 

 

Paul Villa, « Une page d’histoire », 

in Le Phare littéraire, 3ème année, 2ème série,

n° 34, 15 janvier 1889

 

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