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ISSN 2496-9346

lundi 8 mars 2021

G.N., Conte à dormir debout (1932)


Utiliser l'anticipation pour se moquer de sa propre époque est chose courante. Déjà le pionnier Charles-Nicolas Cochin usa de ce regard rétrospectif dans Mémoires d'une société de Gens de lettres publiés en l'an 2355 (1755-1756).

La presse fourmille de ces textes satiriques visant à tourner en ridicule des personnes ou des habitudes et travers de ses contemporains.

En 1932, Edmund Schultess est un homme politique suisse important. Membre du parti radical-démocratique, il est conseiller fédéral (1912-1934) et quatre fois président de la Confédération helvétique. Le journal La Suisse Libérale ne l'apprécie guère et se livre à une satire, au moyen de l'anticipation donc, dans son numéro du 4 janvier 1932.

Conte à dormir debout

Or, ce jour-là de l'été 2021, Anatole Potterat, paysan du Gros de Vaud, ayant confié la garde de sa ferme à son fils aîné Ernest, se promenait en compagnie de son épouse Caroline dans les rues de la ville fédérale. Il avait décidé de faire bien les choses on sort si rarement à la campagne ! et de ne se refuser rien.

Un des premiers actes de la matinée fut la classique visite aux ours. Anatole et Caroline Potterat ne leur ménagèrent pas les carottes. Puis, malgré leur âge, les époux grimpèrent jusque sur la terrasse de la Cathédrale où ils admirèrent longuement le splendide panorama qui s'offrait à leurs yeux. Vers la fin de la matinée, ils traversèrent le pont du Kornhaus et s'en allèrent déjeuner au Schaentzii où ils expédièrent un menu' copieux arrosé d'une bonne bouteille de Dézaley. Dans l'après-midi, on les vit déambulant sous les arcades et faisant d'interminables poses devant les vitrines tout illuminées des magasins. Caroline surtout ne se lassait pas de dévorer des yeux les richesses infinies qu'offraient au public les commerçants de Berne. Elle eut bien voulu acheter différentes choses, mais elle n'osait s'en ouvrir à son époux. Celui-ci, pourtant, vint au-devant de ses désirs. Après avoir fait de nombreuses emplettes, ils débouchèrent tout à coup sur la place du Palais fédéral, au centre de laquelle s'élevait une imposante statue.

– Qu'est-ce qu'elle représente cette statue ? dit distraitement Caroline à Anatole. Celui-ci n’en avait pas la moindre idée, Il s'approcha du socle et lut ces mots : « A Edmond Schulthess, Hommage de la Patrie reconnaissante. »

– C'est la statue d'Edmond Schulthess, répondit Potterat à sa femme en l'entraînant dans la direction de la gare car l'heure du départ approchait.

– Qu'est-ce qu'il a fait ce Schulthess ? insista Caroline.

De nouveau, la science d'Anatole Potterat se trouva en défaut. Il ne savait que répondre. Pourtant, il ne voulait point paraître ignorant des choses de son pays. Et puis sa fierté d'homme lui dictait qu'il devait donner une explication, fût-elle fausse. Une idée lui vint :

– Edmond Schulthess, répliqua-t-il, était un grand médecin suisse qui trouva le sérum contre la fièvre aphteuse.

– Un fameux homme, alors, conclut Caroline.

Dans le train qui les conduisait rapidement vers Lausanne, les époux Potterat restèrent silencieux. Ils étaient fatigués et somnolents. Anatole, cependant, ne pouvait s'empêcher de penser à la statue d'Edmond Schulthess. Non qu'un remord le poursuivit, car si l'explication qu'il avait donnée était fausse, et il en avait nettement l'impression cela n'avait fait de mal à personne. Mais le personnage, maintenant, l'intéressait malgré lui, s'imposait à son esprit par le mystère dont il était enveloppé. Quel homme remarquable avait donc été cet Edmond Schulthess pour qu'on lui élevât une statue sur la première place du pays ?

Il était depuis longtemps chez lui que ces questions lé poursuivaient encore. Il résolut d'en avoir le coeur net. Il choisit le moment propice, où sa femme vaquait à la cuisine pour prendre l’un des tomes du Larousse du XXIe siècle, qu'il avait reçu de l'un de ses fils établi à Paris, ouvrage qu'il ne consultait que dans les grandes occasions.

Après avoir tourné de nombreuses pages d’une main, inexperte, il tomba enfin sur le mot Schulthess et lut ce qui suit : «Schulthess, Edmond, homme politique suisse, né en 1868, originaire de Brougg (Argovie). Entré au Conseil fédéral en 1912, il dirigea le Département de l'économie publique. Il fut l'auteur de nombreuses lois, d'un caractère étatiste toujours plus accentué et qui toutes furent rejetées par le peuple. Ce fut notamment le cas de la loi instituant le monopole du blé, de la loi dite des «assurances sociales«, qui lui valut un cuisant échec populaire mais une brûlante réélection au Conseil fédéral. Mais ce qui le couvrit de gloire fut sa dernière loi, appelée loi de la maison helvétique et qui décrétait que, dès l'année 1940, toutes les maisons construites sur le territoire de la Confédération seraient d'un type exactement pareil. Quelques citoyens, qui se couvrirent instantanément de ridicule, eurent l'audace de lancer un referendum contre un projet qui avait pour lui tous les grands partis politiques, les sociétés d'utilité publique, les Eglises, bref, toutes les forces économiques et morales du pays. Chose curieuse, le referendum aboutit.

Et l’on assista, alors, à une campagne monstre en faveur, de la loi. Les avions, la T. S. F., les fanfares, le cinéma, les chœurs d'hommes, et les chœurs mixtes, tout avait été réquisitionné pour obtenir une majorité affirmative écrasante. Or, quand le soir du 6 décembre 1939 arriva, on trouva dans les urnes 897.635 non et 1 oui. Seul, M. Schulthess avait. voté pour sa loi ; seul, il était vraiment amateur de ce qu’on appela désormais la cambuse helvétique. Le 7 décembre, le Conseil national, réuni en session d'hiver, fit à M. Schulthess une ovation frénétique. Et le 16 décembre suivant, quand l'Assemblée fédérale se réunit pour procéder à l’élection du gouvernement, M. Schulthess obtint la totalité des suffrages exprimés. Derechef, une ovation, encore plus formidable lui fut faite. Des tribunes diplomatiques, les femmes lui jetaient des fleurs. Un courageux député se leva ensuite, imposa silence à l'auguste assemblée et proposa un ordre du jour disant que M. Edmond Schulthess avait bien mérité de la patrie et que son portrait serait dorénavant pendu à la muraille de toutes les écoles du pays. Cette proposition fut longuement acclamée. Dès ce jour, Edmond Schulthess entra, dans l'histoire et son monument fut érigé, sur la «Bundesplatz», aux frais de la Confédération, le 6 décembre 1968, pour célébrer le centenaire de sa naissance.

Anatole Potterat n'avait pas achevé cette lecture ahurissante qu’il tombait dans un sommeil profond. Sa femme, sortant de la cuisine, où elle avait achevé sa besogne, le surprit affalé dans son fauteuil, le Larousse grand ouvert, sur ses genoux. Elle s'empara sans bruit du volume et le posa sur la table non sans jeter un coup d'œil sur les deux pages qui avaient dû intéresser si vivement son mari et chercha à connaître la cause de sa curiosité. Elle tomba à son tour sur le mot Schulthess et lut la biographie que nous venons de rappeler. Sacré Anatole, se borna-t-elle à se dire en elle-même, il n’en savait pas plus que moi sur le compte de cet Edmond Schulthess…


G. N., "Conte à dormir debout", in La Suisse Libérale, 4 janvier 1932



Source de l'illustration: Gallica , Album de 10 phot. de Berne, intitulé sur la couverture "Souvenir de la Suisse", don Davidsard en 1930.

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