Député puis
sénateur de l'Yonne, Lucien Cornet (1865-1922) utilise l'anticipation pour défendre ses idées en terme
d'aménagement du territoire privilégiant les circuits courts dans
Le paradoxe de la circulation. Court extrait d'une histoire de
France publiée au XXXe siècle (1920)
Le paradoxe de la
circulation
Court extrait d'une
histoire de France publiée
au XXXe siècle
Tous les documents
qui nous sont parvenus de cette époque indiquent que la période de
130 ou 140 ans comprise entre la fin du XVIIIe siècle et le
commencement du XXe fut, en Europe, extraordinairement troublée. Il
y eut notamment deux grandes séries de guerres, au début du XIXe et
au début du XXe siècle, et, après la dernière, un moment
d'effroyable confusion. Si, dans cet assemblage de faits extrêmement
embrouillés, nous voulons mettre quelques clarté, nous aboutissons
aux conclusions suivantes :
- Les guerres du
début du XIXe siècle furent livrées entre les principes nouveaux
de liberté et les principes anciens de despotisme. En dépit de la
défaite de la France, qui avait été le champion des idées
nouvelles, celles-ci ne purent être étouffées ; mais la
philosophie française du XVIIIe siècle s'était imaginée à tort
que la liberté et l'égalité politiques se suffisaient à
elle-mêmes ; or, l'inégalité sociale qui s'accrut au XIXe siècle
par suite d'une prodigieuse extension de la richesse mobilière
montra crue la liberté et l'égalité politiques n'étaient que des
mots quand il subsistait une aussi forte inégalité sociale. Il y
eut déception, tout à fait injustifiée pour la raison qu'une œuvre
n'est pas forcément mauvaise parce quelle est incomplète.
Mais cette déception
servit les puissances centrales lorsqu'en 1914 elles entreprirent
d'abolir à tout jamais, en écrasant la France, l'œuvre de la
Révolution française. En Russie, en Allemagne, et ailleurs encore,
il y eut des gens qui dirent : « A quoi bon ? », alors que leurs
intérêts les plus évidents étaient contre le despotisme militaire
de la Prusse. Il n'en est pas moins vrai que cette désertion
partielle des masses populaires dans certains pays ne fut pas
étrangère à la prolongation de la guerre.
En ce qui concerne
les troubles qui suivirent la fin de la guerre, ils proviennent d'une
cause plus étrange encore : les producteurs ayant, dans l'Europe
occidentale, manifesté énergiquement leur intention de ne plus
vouloir travailler pendant 10, 11 et 12 heures pour des salaires
dérisoires, il fut bientôt évident que l'équilibre économique
antérieur ne pouvait être rétabli et, que la France allait
connaître la pénurie, sinon la famine.
Pareil résultat
était étrange jusqu'au scandale dans un pays fertile qui,
jusque-là, avait toujours nourri sa population et qui, depuis, a
continué à nourrir les générations. Comment cela pouvait-il se
faire ? C'est bien simple, et le contraste entre ces effets
prodigieux et la cause puérile de l'événement a quelque chose de
comique, qui prête au sourire : la France consacrait une si grande
quantité de ses ressources en produits bruts ou manufacturés et en
main-d'œuvre à transporter choses et cens d'un bout à l'autre du
pays qu'il n'en restait plus assez pour la production. Il était
arrivé aux hommes du XIXe siècle qui, par l'invention de la vapeur
et de l'électricité, étaient parvenus à parcourir l'espace avec
une rapidité inconnue jusqu'alors, il était arrivé, disons-nous,
la même aventure qu'aux enfants qui disposent d'un nouveau joujou :
ils le font servir à toutes sortes d'usages pour lequel il n'est
point fait.
Les chemins de fer
étaient originairement destinés à transporter des hommes qui
voulaient s'instruire en visitant le monde ; on les fit servir à
transporter les denrées et les marchandises d'un point là un autre.
Avec un faible effort, on aurait pu, comme la suite l'a démontré,
produire sur place presque tous les objets qu'on consommait (il n'y
avait pour cela qu'à désintégrer résolument les grandes villes.
Paris compta jusqu'à 6 millions d'habitants !). On paraissait
éprouver un étrange et morbide plaisir à séparer la production de
la consommation. Et l'on ne s'aperçut que tard de ce fait si simple,
et si évident, c'est que le mal produit par ces transports rendant
inévitable d'autres transports, si l'on ne voulait pas prendre le
parti de réagir vigoureusement, on en arrivait finalement à ce
point d'insanité que l'industrie des transports allait absorber
toute la production de la France.
Un document des plus
intéressants est venu jusqu'à nous. C'est le résultat du
recensement en France en 1906. On avait interrogé les Français sur
leur profession : la réponse qu'ils fournirent eut un caractère
effarant qu'on aperçut pas tout d'abord. Sur 40 millions d'habitants
en chiffres ronds que comptait France, il y avait 500.000 personnes
employées aux transports. Cela faisait une personne sur 80 ; mais il
faut compter que beaucoup d'employés hommes étant mariés, leurs
femmes, elles aussi et leurs enfants, vivaient des transports. Mais
ne comptons que les producteurs. Voilà 500.000 personnes qui ne
faisaient que cela.
Mais les chemins de
fer et bateaux nécessitent du charbon : comptons un quart du total
des gens affectés à cette industrie : 45.000 ; même observation
pour les métallurgistes, pour les industries de la voiture, de
l'huilerie , de l'emballage, des bâches, du cartonnage, etc... Cela
fait déjà un merveilleux total.
Mais ce n'est pas
tout : quand on transporte des objets d'un point à un autre, il
faut, pour les recevoir, des entrepôts gigantesques, des halls, des
gares, des ports, etc., etc. Encore une nouvelle portion de mineurs,
de métallurgistes, de terrassiers, de maçons, etc., qui,
s'occupant à cela, n'exécutaient pas d'autres travaux.
Encore autre chose :
ces objets, qui se promenaient d'un point à un autre, étaient
commandés non par un consommateur à un producteur, mais par un
commerçant à un commerçant.
Le commerce prit une
extension folle : deux millions et plus de citoyens s'y consacraient,
dont les deux tiers au moins auraient été des producteurs, si ce
n'avait été la mode de jouer à la raquette avec les produits.
Si l'on
récapitulait, et en comptant que de nombreux peintres, menuisiers,
etc., travaillaient spécialement pour le commerce, on peut dire
qu'il y avait quatre dixièmes de la France qui ne vivaient que des
transports. Lorsque six sont obligés de travailler pour dix, ils se
font payer en conséquence. Lorsqu'une grande partie des ressources
de la France est employée à faire changer de place au reste, il y a
là un poids mort accablant. Le jour où l'on s'en aperçut et où
l'on sut imposer silence à ceux qui tiraient profit de cet état de
choses et par conséquent en célébraient les louanges, ce jour-là
la fin de la crise fut en vue. »
Par anticipation,
Lucien CORNET,
sénateur.
Lucien Cornet, Le paradoxe de la
circulation. Court extrait d'une histoire de France publiée au XXXe
siècle, in Le
Radical, 1er
octobre 1920.
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