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ISSN 2496-9346

jeudi 30 mars 2023

Henri Strentz, La machine suprême (1936) 1/3

Henri Strentz (voir sa page Wikipedia) est un polygraphe qui a écrit une nouvelle relevant de la science-fiction. Dans La machine suprême il imagine un dispositif tout à fait merveilleux-scientifique! ArchéoSF la publie en trois épisodes. Lire le second épisode, lire le troisième épisode.




Ce n'était pas dans le but de célébrer, à sa façon, l'anniversaire de la sacro-sainte journée républicaine que le physicien Stanislas Bardanne, chef de travaux à la Sorbonne, s'apprêtait à expérimenter, le soir du 14 Juillet, la machine extraordinaire dont il était l'inventeur, mais pour la simple raison que cette machine avait été achevée, mise au point quelques heures plus tôt.

Compliquée de rouages, de bobines, de cadrans, de lampes à mercure, de rhéostats, de manettes, le tout emmêlé de fils électriques, celle-ci se dressait, jusqu'au plafond, contre un des murs de la pièce qui servait au savant sexagénaire de cabinet de travail — oh ! une simple table de bois blanc couverte de livres et de paperasses ! — et de chambre à coucher — oh ! un étroit petit lit de fer plié dans un coin ! — Personne ne soupçonnait l'existence de cette machine, attendu que le physicien l'avait fait exécuter pièce par pièce chez différents spécialistes, puis s'était appliqué à la monter de ses propres mains pour mieux en assurer le secret.

Minuit n'était pas loin. Depuis trois heures déjà, l'orchestre de la rue s'époumonait à emporter les danseurs au ras des pavés, emplissant la nuit de ses sonorités de cuivre, scandées par un lourd piétinement.

Ce bruit complexe, Stanislas Bardanne, s'il l'entendait, n'en avait cure. Tout à sa machine, il la considérait d'un air énamouré et anxieux. Anxieux, parce qu'au fond, un inventeur ne sait jamais si le succès couronnera ses efforts ; énamouré, parce que cette machine était sa création, l'enfant de son esprit et de sa volonté, et qu'en elle, les dernières heures de sa jeunesse rejoignaient celles de sa maturité.

En effet, depuis le début de ses recherches, vingt-cinq ans s'étaient écoulés, durant lesquels le professeur n'avait mis le pied dehors que pour se rendre à son laboratoire, tout proche, et à son restaurant ; vingt-cinq ans qu'il vivait penché sur des chiffres et des épures, livré à une bataille dont la défaite aurait été pour lui pire qu'un arrêt de mort. L'ambition qui l'animait n'était pas modeste, puisqu'elle se proposait de réaliser quelques-unes des plus hardies promesses de la Science et de faire du même coup table rase des railleries qui avaient, jusque-là, accompagné ses travaux. Railleries que toujours subiront ceux qui, par génie ou déraison, font bon marché des dogmes établis et qui s'étaient surtout manifestées, avec un ensemble remarquable dans le monde savant, à chacune de ses communications insérées, par charité eût-on dit, dans des feuilles de hasard, car il ne lui fallait pas songer à l'hospitalité des publications officielles. Ainsi avaient été accueillis ses exposés sur les vibrations reproductrices, les foyers électriques du corps humain, les rapports du fluide animal et du fluide magnétique terrestre, le prolongement illimité des facultés visuelles, auditives et olfactives, la translation des molécules vivantes au moyen de l'électricité…

Il est vrai que, par sa maigreur, son physique cocasse, ses allures dégingandées, sa façon de se vêtir, ses manies de vieux célibataire, Stanislas Bardanne s'offrait naturellement propre à essuyer les brocards des étudiants et surtout de ses pairs. Bref, au lieu de ce qu'il était en réalité : un chercheur modeste, inhabile à se faire valoir, un grand enfant contemplatif de l'espèce de ceux dont la patience et la foi savent arracher à la Nature quelques-uns de ses secrets, il passait pour un inoffensif toqué. Or, comme rien n'était capable d'entamer la confiance de Stanislas Bardanne en ses conceptions, peu à peu, il avait été amené à imaginer, puis à construire une machine susceptible de doter l'homme du privilège d'entendre, de voir, de sentir à distance en projetant à l'aide d'un courant électrique les sens de son opérateur sur un point quelconque de la terre. Et peut-être... Toutefois, de cette dernière possibilité, le savant n'était pas aussi certain que des autres. La découverte de la T.S.F; avait grandement facilité ses travaux. Minuit ! L'heure de la grande expérimentation avait sonné. Préalablement, le physicien s'était bouclé à même la peau différentes ceintures conductrices soutenues par des bandes métalliques lui descendant jusqu'aux pieds. Ces ceintures qui, par induction, mettaient en rapport ses différents fluides nerveux, formaient dans leur ensemble une sorte de carcasse quelque peu rigide. Comme il était en manches de chemise, Stanislas Bardanne jugea que l'événement, qu'il considérait comme le plus important de sa vie, ne pouvait se passer sans une certaine solennité. Il enfila sa redingote, noua une cravate blanche, donna, devant une petite glace de bazar, un coup de peigne à ses cheveux hirsutes, s'épingla à la poitrine une décoration faite de deux humbles palmes d'argent suspendues à un ruban violet et qu'il arborait pour la première fois, bien qu'elle lui eût été décernée presque au sortir de l'Université au titre de préparateur. Ensuite, il prit une énorme mappemonde qu'il examina en la faisant tourner lentement.

— Où vais-je aller ? se demanda-t-il. Pas bien loin, d'abord. Puisque je connais leur langue, un petit voyage chez nos amis anglais est tout indiqué. Ayant relevé la position de Londres, il se plaça debout vis-à-vis de sa machine, amena l'aiguille de deux cadrans sur les degrés exprimant la longitude et la latitude de cette Ville, mit en marche un générateur d'électricité qui lie ronfla pas plus fort qu'une grosse mouché, s'enferma la tête dans une sorte de casque, assurant, toujours par induction, la mise en action de ses fluides visuels, auditifs et olfactifs et relia casque et carcasse au moyen de fils souples à la machine et à un émetteur d'ondes, Enfin, ayant attendu juste le temps de vaincre la naturelle émotion qui s'était emparée de lui, il manœuvra un commutateur et fut parcouru d'un grand frisson... Le hourvari de la rue n'arrivait plus à ses oreilles. Eh une seconde, sa vue baigna dans une atmosphère trouble. Son ouïe et son odorat subirent une succession de bruits et d'odeurs, puis une image se précisa à son regard, au fur et à mesure qu'il tournait une manette ainsi qu'un photographe mettant au point son appareil ; il constata que son « moi » hantait, invisible mais en possession de toutes ses facultés, un bar de bas quartier londonien. Une mégère couperosée somnolait sur un comptoir encombré de bouteilles de spiritueux. Seuls dans la salle et assis à une table, deux consommateurs aux inquiétantes allures s'entretenaient à voix basse et en fumant devant un verre de whisky. Une lumière crue soulignait la résolution de leurs visages sinistres.

— Encore l'odeur opiacée de ce tabac que je ne puis souffrir ! maugréa en lui- même Stanislas Bardanne. Pas de doute, je suis bien en Angleterre.

 La suite au prochain épisode!

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